Chapitre 40.2, La route vers la vipère

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[...]

Ils s'étaient arrêtés dans une auberge alors que les soleils se couchaient enfin à l'horizon. Ils n'avaient parcouru que vingt-cinq miles et les lueurs de la capitale s'apercevaient encore à l'horizon, rougeoyant ce dernier de perles enflammées. Alessandre, alors que les hommes déchargeaient les bêtes et réservaient des chambres, restait les yeux perdus sur la ville qu'il venait de quitter.

C'était la première nuit qu'il passerait seul depuis ce qui lui semblait des siècles. Si le caractère de la reine l'avait tenu éloigné des catins, elle l'avait rejoint pour mieux se blottir contre lui alors que les ténèbres rendaient toute couronne inutiles. Il frissonna, sentant la morsure glacée du crépuscule agripper son échine. Elle lui manquait déjà. Le roi n'aimait pas voyager. N'aurait-elle pu demander à une de ses créatures de les emmener jusqu'à leur destination, lovés sur leurs dos répugnants ? Peut-être que dans les Seascannes, certain chevauchait les monstres de Mageia.... Un bref sourire fleurit sur les lèvres d'Alessandre à cette pensée, rapidement coupé d'une grimace de dégoût. La Rouge terrifiait le griffon, tant par ses demandes atroces que par les horreurs qui la suivaient.

Il rentra dans la taverne et rejoint ses compagnons, déjà attablés derrière un ragout dont la couleur fit plisser le nez du monarque. Il s'assit pourtant et plongea sa cuillère dans la mélasse maronâtre.

— C'est ignoble. Ça devrait être interdit de servir ce genre d'horreur, grogna un des chevaliers en repoussant son assiette.

— Avec de la bière, ça passe tout seul. Puis ça nourrit. Fait pas ta donzelle Etach. Vous bouffez des trucs pires là d'où tu viens.

— Ptete que ça à l'air pire mais c'est bon. Là c'est de la merde de vache avec un peu de thym.

Alessandre retient un rire, suivant les conseils d'Yvan en accompagnant sa bouchée d'une grande rasade de bière. Au moins cette dernière était bonne.

Ses compagnons continuèrent leurs guerres puériles, s'attardant sur les spécialités de Ramales et de Talen sans rien omettre du passé peu glorieux et des détails sordides des régions. Si Alessandre ne pouvait empêcher un rire à quelques piques plus corsées que les autres, son attention était néanmoins concentrés sur la pièce qui se jouait au fond de la scène.

S'il y avait quelques rires dans l'assemblée, Alessandre ne les comprenait pas. Le visage, tragique, de l'actrice, allait de paire avec la haine qu'on lisait dans les yeux de son compagnon. L'homme, rasé comme un vatner, la battait, minant chaque coup avec application. Dans la salle, un homme pouffa, s'attirant les regards noirs de quelques spectateurs.

Un nouveau venu, sur la scène de bois tâché, vint délivrer la belle de son geôlier. L'épée en bois qu'il tenait dans sa main semblait trop lourde, tirant chaque muscles feints de son bras. Il la leva pourtant et l'abattit. Du sang gicla, mensongers. Du porc, certainement, qui coulait. Les sourcils d'Alessandre se froncèrent. Les artistes ne présentaient jamais des tragédies dans les tavernes. Ils n'offraient que des rires aux alcooliques de passage, gardant les oeuvres monotones pour la noblesse.

L'histoire continuait pourtant. La belle se releva, serrant dans ses bras celui qui, à l'égard des baisers qu'ils échangeaient, était certainement son amant. Un son, inhumain, retentit alors. Sur scène, les deux aimés tombaient au sol. Et se relevait déjà l'époux éconduit, le corps peint de bleu. Comment avait-il pu faire ça aussi vite ? La hache au clair, la haine virulente, il s'apprêtait à bondir.

— Tu me le payeras trainée de griffonne !

Les yeux d'Alessandre s'écarquillèrent cette fois pour de bon et il ne pu s'empêcher de bondir de son siège. Tous les regards se tournèrent vers lui, jusqu'aux ceux des acteurs. De griffon, en Nokrov, il n'y avait que les Adiant. Que sa famille et la seule qui n'avait jamais eu ce titre était aussi brune que l'actrice l'interprétant était blonde.

Enivré par les questions et la colère à l'idée qu'on puisse insulter sa famille, le roi s'avança parmi l'assemblée, remonta entre les tables pour mieux s'approcher de la scène. Derrière lui, ses compagnons avaient déjà porté la main à la poignée de leur épée, prêt à dégainer face au moindre geste belliqueux.

Seuls des visages interloqués leur répondaient.

— De quoi traite votre pièce ? grogna Alessandre.

— D'la Adiant. D'la manière dont Arthos l'a vendu. Parait qu'elle a buté son époux dans une terrible tempête. Parait qu'elle avait un amant qui l'a sauvé. C'est un pauvre hère qu'on a trouvé sur les terres qui racontait ça. En boucle. Il disait qu'la griffonne avait tué l'vatner.

— Où se trouve cet homme ?!

— Dans un village, à une dizaine de lieu d'ici, répondit l'actrice, d'une voix plus assurée que son compagnon. Mais il est à moitié fou et vous n'en tirerez rien. Il s'est échoué un matin et racontait des absurdités à propos des créatures des mers et de la griffonne qui serait possédée par la magie. Elle parlerait aux poissons morts. Il est à moitié fou je vous dis.

Alessandre déglutit avant de s'éloigner sans plus un mot pour les comédiens. L'actrice, plus courageuse que les autres, se permit une pique acérée, qui glissa sans toucher le roi. Les mots des pauvres n'étaient rien. Ne devaient rien être. Et tout ce qu'ils disaient ne pouvaient pas être vrai. Alyssa avait disparu, certes. Mais Alyssa.... Ne pouvait pas...

— Demain, nous partons à l'aube. Et nous nous éloignerons de notre route. Je veux rencontrer cet homme.

— Alessandre...

— Ne discute pas les ordres de ton roi Etach. Il s'agit de ma soeur et la moindre information peut-être cruciales.

Les deux hommes comprirent, à la mine glacée du souverain, qu'ils devaient garder le silence. Enfoncé dans son mutisme, Alessandre ne touchait déjà plus à sa nourriture. Ses poings, serrés, frémissaient d'une peur sourde. Sibille avait des pouvoirs, offert par une Déesse. Offert par une Soeur cruelle, offert cependant dès. Et les autres également, comme Sibille l'avait si bien dit alors qu'ils prévoyaient la mort de Nova, avaient choisi des Elues. Se pouvait-il qu'Alyssa ? Non, c'était idiot. Jamais sa tendre petite soeur n'aurait pu faire tout cela. Ce n'était que des commérages, bon pour amuser les foules. L'échoué ne devait être qu'un noyé de plus, recraché par les Tréfonds car Mageia ne voulait pas de lui.

Et pourtant, là, au creux de son coeur, Alessandre sentait le doute s'installer et la peur éteindre sa poitrine. Si Alyssa parlait aux morts... Alessandre le refusait. Il se rendrait auprès de cet homme. Lui ferait cracher la moindre information qu'il pouvait.

Puis prierait, de toutes ses forces, les Sides pour que leurs jeux ne soient aussi cruels. Car il ne pourrait choisir entre les deux seules femmes de sa vie. Il ne voulait pas choisir. Et il les suppliait de toute son âme qu'elles ne se jouent pas de lui de la sorte.

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant