Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)

Prologue, Partie 1

— C'est pas normal c'putain de soleil.

Les yeux de Nao se fixèrent sur le ciel, où les deux astres brillaient, le rougeoyant bien plus gros que son frère. Il teintait le bleu de carmin et renvoyait sur les terres de Nokrov une chaleur étouffante. Les nuits étaient plus courtes, les jours plus longs. Un soupir s'arracha aux lèvres de l'homme alors qu'il passait une main moite sur son front. Ils marchaient depuis des heures, s'accordaient enfin une pause et n'avaient pour seule récompense que ce soleil brûlant.

Sifflant sa chope de bière d'une seule gorgée, le renard la reposa violemment sur le comptoir. Sa gorge était toujours aussi sèche et il avait toujours aussi soif. D'un geste vif, il essuya sa barbe rousse. La mousse courait encore le long de sa moustache mais il n'en avait cure, tout à sa rage contre la chaleur qui refusait de les laisser tranquilles. Levant son verre pour happer les dernières gouttes de son breuvage, il se tourna vers son compagnon avant de grogner :

— 'Fait trop chaud.

— Et c'est loin d'être fini, siffla son frère d'armes. 'Paraît qu'les sacrifices sont de plus en plus nombreux et qu'ça continue de le gonfler. 'Paraît même qu'ils l'ont faite Reine.

Le renard balaya l'information d'une moue, commandant une autre chope. Ses yeux noirs ne lâchaient pas la serveuse, oubliant ses courbes généreuses pour se contenter d'analyser le camp dans lequel elle pouvait bien se trouver. Les ordures étaient partout et ne prenaient plus la peine de se cacher sous un masque désormais. Elle ne se formalisa pourtant pas de son regard suspicieux. Son sourire se fit immense alors qu'elle attrapait un nouveau godet qu'elle remplit de mousse.

Elle l'apporta, sourire sur ses lèvres trop pleines, avant de lancer en réponse aux deux hommes :

— T'façon, on est trop loin d'la capitale. Y viendront jamais nous chercher ici. 'Sont bien trop occupés à baiser des cadavres et à prier la Rouge.

— T'en penses quoi Nao ? le héla le compagnon du renard.

— J'en pense qu'on f'rait mieux de finir nos bières et d'se casser. Y s'passe des choses pas claires et j'ai pas envie d'être en ville quand y commenceront à faire des razzias.

L'autre parti d'un rire sonore, incrédule. Le renard ne l'accompagna pas. L'hilarité était la force des imbéciles aujourd'hui. Si ce que racontaient les marchands était vrai, le pouvoir de Mageia se rapprochait dangereusement, suivant les routes commerciales, envahissant les cœurs. L'anarchie se répandait sur Nokrov comme une mauvaise peste, laissant trop de sang et d'âmes brisées sur son passage. Les fanatiques étaient descendus des montagnes par dizaines. Les statues des Sœurs étaient jetées sur le sol, leurs idoles écrasées sous les pieds des animaux aux toges rouges. Les religieux du jour et de la nuit étaient piétinés, assassinés sans que les hommes ne craignent plus le courroux de celles qu'ils avaient si fermement adulées. Si la mort avait toujours été monnaie courante, jamais, sous le règne des Iseal, elle n'avait aussi bien contrôlé le monde.

Et là-haut, au sommet de Talumen, les Asinis cernaient leur front d'une couronne pleine d'épines aux teintes rougeoyantes.

Nao et Kean avaient fui la capitale durant la Nuit Rouge, les yeux remplis d'informations terrifiantes et le cœur au bord des lèvres face au massacre qui avait suivi. Ils avaient remonté les petites routes, esquivé les grands axes, essayant de trouver une seule région où le pouvoir de la Carmine ne serait pas incontestable. Les Ramales qui leur avaient donné la vie avaient immédiatement semblé être la meilleure solution. Ils devaient prévenir les gens qu'ils aimaient. Ils devaient leur dire de fermer les frontières, d'empêcher les soldats de venir frapper à leurs portes. Ils iraient moins vite qu'un corbeau, c'était certain. Mais les informations entre leurs lèvres seraient justes, tachées d'aucune fioriture.