Chapitre 2.1, Les révélations de l'ombre

83 23 1
                                    

ALYSSA

Alyssa ouvrit difficilement les yeux. Sa peau, craquelée par le soleil, lui faisait mal. Moins que ses yeux trop secs mais certainement plus que sa gorge. Elle inspira l'air brûlant de l'océan, gravant dans ses poumons l'air iodé qui lui était autrefois si bénéfique. Son regard se perdit sur le ciel, sur les soleils qui ne semblaient plus jamais vouloir l'abandonner. Où était l'ombre bénéfique de Nox, la fraîcheur de sa déesse qui l'emplissait de puissance ? La Side l'avait-elle abandonnée en ne lui laissant que des monstres pour toute compagnie ?

Depuis des jours devenus semaines, la griffonne se laissait porter par les marées. Couchée sur le dos de la créature qu'elle avait réveillé, elle ne savait où aller. Elle avait beau appeler Nox, la déesse restait muette à ses suppliques. Comme si l'horreur qu'Alyssa avait déchaîné avait rendormi celle qui lui avait offert trop de pouvoirs, pour mieux laisser flotter sur ses fines épaules le poids d'un don qu'elle ne comprenait pas.

Seul le vide de l'océan lui répondait.

Le cri des oiseaux, au loin, était la seule preuve de la terre qui se rapprochait. Alyssa tendit la main devant elle, protégeant ses yeux du soleil. Le zuhyre l'avait ramenée jusqu'à chez elle. L'océan était fait pour les griffons mais ils ne survivaient pas sous l'eau.

Le paysage lui était pourtant totalement inconnu. Si les terres étaient visibles, une nuée blanche entourait les monts qu'elle percevait déjà, trop proches de la côte pour être naturelles. Il n'y avait pas âme qui vive sur les pontons de bois, pas de cris d'enfants, pas de murmures de femmes surveillant, pas de glapissements devant l'arrivée du monstre marin. Pas même l'ombre d'une fumée aux cheminées des habitations. Ces dernières étaient pourtant comme neuves. Seulement vides, oubliées durant une seconde par les mortels.

Alyssa ne chercha pas à comprendre. Elle descendit de sa monture improvisée, chancelante sur ses jambes qui ne l'avaient pas portée depuis trop longtemps. Ses doigts se glissèrent sur les écailles abîmées du zuhyre, s'accrochant à leur tranchant. L'énorme créature se détourna, retournant dans les profondeurs dont elle n'aurait jamais dû sortir.

Sur le pont du port, la griffonne découvrait le village. Il n'y avait personne, seulement les glapissements de mouettes se battant un morceau de poisson. Ses pieds nus frôlèrent le bois tiède des pontons alors qu'elle remontait jusqu'aux premières habitations. Elle ne s'arrêta que pour attraper des vêtements oubliés là, aussi blancs que la neige, couvrant son corps encore nu, s'arrachant aux regards des dieux. Elle se perdit dans sa contemplation. Jamais, sur aucune gravure ou dans aucun récit elle n'avait vu telle architecture. Sur les façades étaient gravés des symboles compliqués, entortillés les uns dans les autres, formant comme une fresque qu'Alyssa tenta de suivre. Elle en avait oublié jusqu'à sa soif dans cette atmosphère fantasmagorique.

Elle remonta l'histoire, suivant les dessins, passant de maison en maison. Là, un loup attaquait un corbeau, le traînait jusqu'à une chouette aux yeux immenses. Plus loin, une créature de cauchemar, à la mâchoire gargantuesque, engloutissait le monde. Seul le corbeau échappa à ses attaques, seul lui guidait Alyssa toujours plus loin, l'entraînant à s'enfoncer dans les nuées blanchâtres qu'elle avait vues depuis l'océan. Elles s'écartaient sur son passage avant de se refermer derrière elle, nourrissant ses plaies et sa peau desséchée de leur nuée gorgée d'eau.

La dernière demeure était immense, vaste palais aux boiseries gravées d'or. Toute faite de chêne et de frêne, elle semblait créée de l'arbre lui-même, se frayant un chemin entre ses rameaux pour mieux offrir sa grandeur jusqu'au ciel invisible. Coulait, en son centre, une rivière charriant fraîcheur et buée blanchâtre.

Alyssa s'approcha, les yeux immenses, le cœur battant.

La magie s'était enfoncée dans tout ce que lui renvoyait sa vision. Les dorures semblaient vivre dans le bois, se mouvoir pour modifier les histoires contées par le chant de l'eau. Il faisait si frais que la griffonne frémit, accrochant à ses épaules ses mains soignées de leurs blessures, alors qu'une brise chatouillait sa nuque, jouait avec ses cheveux.

Devant elle s'écrivait le monde. Elle en lisait des brides, elle en discernait des possibilités. Le passé, le présent et le futur s'entremêlaient. L'un lui était invisible, l'autre fugace et le dernier imprévisible. Les chemins s'accrochaient pourtant les uns aux autres pour en créer de nouveaux. Tant de possibilités qui partaient toutes de la même branche, du même cœur, du sein même de la rivière.

Alors Alyssa voulut la toucher. Sa gorge se rappela à elle, oubliant l'air frais qui y avait coulé, détruisant le bien-être qui la consommait. Elle avait envie de cette eau, envie de sa glace, envie de sa connaissance.

Elle tomba à genoux, les lèvres entrouvertes, les mains tendues. Ses doigts s'enfoncèrent dans le courant vif. Ils ne touchèrent que le vide alors que l'eau échappait à son contact, en refusait la morsure maudite.

L'humanité n'avait pas droit à ce cadeau.

Enfin... Elle revenait enfin vers elle, arrachant la griffonne à son hypnose. Sa vision se fit plus claire, son regard se fixant sur les dorures qui prenaient vie. Devant elle, Nox apparaissait enfin. Loin des soleils brûlants, sous le froid manteau de la bruine, elle offrit le croassement du corbeau comme réponse, comme évidence. Les dessins se grimèrent en bas de visage, les branches s'étendirent sur ses bras, les feuilles s'élongèrent en sa longue chevelure et le lierre se referma autour de ses yeux.

Et Alyssa s'inclina, happée par la vision de celle qui l'avait élue sienne.

— Tu es venue..., souffla la déesse, de cette voix douce qu'Alyssa avait entendue tant de fois dans son esprit. Tu es venue pour moi...

Le timbre chancelait, plus incertain, moins féroce. La nuée blanche s'enroulait autour de l'apparition, tentant de la solidifier, lui offrant son soutien. Elle s'accrocha, prenant force dans le crachin de la rivière. Gonflant sa poitrine de fraîcheur.

— Le zuhyre t'aidera petit griffon. Ne le laisse pas partir... Garde-le toujours vers toi, lui et ses frères. Ils se feront armée pour toi sur terre petit griffon. Armée de crocs et d'os.

Sous le regard ébahi d'Alyssa, l'apparition modifia l'apparence de l'eau, en colorant les bords, en stabilisant la glace. Dans le reflet s'imposèrent les dorures, brusquement figées.

Elles créaient à leur tour de nouveaux dessins. Un dragon, auquel manquaient deux pattes, mordait férocement dans l'aile d'une chouette gigantesque, presque aussi grande que lui. Les regards des deux animaux hurlaient la rage et la haine alors que l'oiseau nocturne tendait déjà ses griffes pour mieux éborgner le reptile. Un corbeau les toisait, en retrait, perché sur un arbre aux mille pendus. Et sous le souffle du vent, il semblait capable de voir à travers le temps.

— Méfie-toi de la Rouge, mais plus encore du blanc. Les oiseaux peuvent être bien plus traîtres que les sangs froids. Fais attention, petit griffon. Tu as bien des pouvoirs, mais eux aussi, certains plus fort encore que les tiens. Ne laisse personne te toucher, ne laisse personne te montrer des images mensongères. Ne crois que ce que tu vois, petit griffon. N'aie confiance qu'en toi.  

[...]

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant