[...]
Il vit d'abord Alyssa, montée sur la créature comme si celle-ci n'était qu'un vulgaire poney – et sa voix, lointaine, emplie de haine – Détruis. Et les visions lui montrèrent le zuhyre, bon chien de sa maîtresse, qui tuait les vatners, avalait le navire et se précipitait contre les côtes. Puis il vit Alyssa, contemplant son œuvre, admirant les morts qu'on ne comptait plus, avant de prendre le large, montée sur sa créature de malheur.
Alyssa disparut alors. Et il revint à lui-même.
Ses sourcils se froncèrent et il releva un regard peu assuré vers Synsivik, dont l'expression était redevenue neutre. Le religieux leva à peine le menton, comme un signe de supériorité.
— Ta sœur est en vie, dit-il simplement.
— Où est-elle partie ?
— Je te le dirai si tu promets de m'aider. De toute manière, Alyssa et moi devrons nous entraider pour combattre Mageia ensemble. Si nous faisons tomber Sibille, nous laissons le trône vacant – le trône qui me revient.
Isendre fouilla les yeux de l'Élu à la recherche de réponses aux innombrables questions qui se bousculaient dans son esprit. Puis une moue s'empara de son visage, celui-ci baigné de fureur.
— Pourquoi le trône te reviendrait-il ? cracha-t-il.
— Te souviens-tu du fils perdu des Iseal ?
Lentement, le visage d'Isendre se décomposa face aux mots de Synsivik. Ses yeux s'écarquillèrent tandis que le regard clair du religieux restait calme, mais assuré. Oui, cette suffisance dans le regard, ce calme déconcertant, cette assurance – le tigre des Iseal rugissait au fin fond de son regard.
— Je suis Synhvid Iseal, prince héritier de la Couronne.
* * *
Le Kraken avait avalé les mers avec une facilité déconcertante, comme si les flots et les vents s'étaient accordés pour le pousser à toute vitesse loin des îles et le ramener au continent. Et celui-ci approchait désormais, après seulement quelques jours de navigation. Isendre, apaisé de savoir sa sœur en vie, avait obtenu l'autorisation de quitter la cabine – les hommes semblaient lui redevenir fidèles tandis qu'il tolérait leur retour, même temporaire, à Talen.
De toute manière, une fois le fief de son père récupéré, ils devraient prendre part à la guerre. Avec le temps et la négligence, Port-Mauer n'était plus le fort qu'il avait été – la ville était devenue un centre commercial important, le grenier de la Couronne, mais ses défenses s'étaient affaiblies. Les soldats n'étaient plus les fines lames qu'ils furent, certains étant juste bons à fanfaronner dans leurs armures serties d'or ou d'argent. Or ce n'était pas de vanité dont l'on avait besoin en temps de guerre – mais bien de guerriers.
Ils arriveraient très vite. Le fils de Talen voyait déjà la cité qui se dressait, splendide et impressionnante, face à eux. Pourtant, alors qu'ils approchaient de plus en plus, il apparut aux yeux du bâtard qu'une lourde atmosphère planait sur le port, remplaçant les chants des marins et les cris des capitaines. Les pêcheurs semblaient avoir déserté les lieux, délaissant leurs filets, laissant s'éteindre l'odeur de poiscaille. Même le marché, un peu plus loin, semblait vidé de toute âme, les étals encore dressés semblant figés, au même titre que la ville, dans un temps bien lointain.
Alors qu'ils arrivaient au port, l'horreur leur apparut enfin. Un cor sonna et des rangées d'hommes en armes rejoignirent les pontons, attendant que le Kraken n'accoste pour tuer les traîtres. Dans les filets de pêche, on avait emprisonné les cadavres de ceux qui s'étaient rebellés contre l'autorité légitime de Port-Mauer et de la maison Adiant. Les bannières flottaient au vent, certaines tâchées du sang des traîtres.
Et tandis que le navire longeait le port sans oser s'y arrêter, Isendre vit la potence. Elle avait été placée en évidence, juste sous leur nez – qu'ils voient ce qu'ils avaient causé par leur traîtrise.
Le corps de Valasc pendait au bout d'une corde, son visage figé dans la douleur, son teint bleui par le manque d'air. Et son épée pendait mollement à son fourreau, l'accompagnant jusque dans la mort. A ses côtés, d'autres traîtres, les plus importants pions de cette tentative de prise de pouvoir, étaient morts de la même manière. Mais lui avait été pendu plus bas que les autres, ses pieds touchant le sol – lui promettant une mort plus lente.
Un message plus fort.
Alors que le navire s'éloignait lentement de la scène, les yeux d'Isendre restaient braqués sur le gibet, son cœur se serrant dans sa poitrine. Puis il la vit. Avec ses cheveux noirs et ses yeux d'océan, Cerenna n'avait jamais été si belle. Elle portait le deuil à la perfection, elle qui ne pleurait qu'en apparence l'époux qu'elle avait toujours haï – et se vengeant du bâtard de son mari, qui l'avait humiliée par sa simple existence.
Il pinça les lèvres tandis que la veuve de Port-Mauer ordonnait à ses soldats de brandir leurs arcs pour viser le Kraken ; il ordonna aussitôt que les hommes se mettent tous aux rames, aident à aller plus vite encore que le vent. Et sous les pluies de flèches qui éraflaient le navire, sous ces cordes meurtrières qui ne demandaient qu'à happer leurs maigres existences, ils prirent la fuite.
Isendre observait Port-Mauer qui disparaissait déjà à l'horizon, mais les images restaient figées en son esprit. Cerenna le regardant, haineuse et victorieuse à la fois, drapée de toute sa cruauté – et Valasc, mort, pendu.
Synsivik se glissa à ses côtés, observant la nuit qui tombait dans le silence. Le bâtard et l'héritier légitime restèrent muets pendant de longues secondes, regardant simplement les lueurs de la ville bouclier qui s'allumaient – visiblement, Cerenna s'apprêtait à partir en guerre, et la cité en était alertée.
— As-tu réfléchi à ce que je t'ai proposé ? demanda soudain Synsivik.
Isendre frémit, ses doigts se resserrèrent contre le bois du pavois. Il n'avait aucune envie de voir le religieux couronné, il ne le portait pas en son cœur – mais il lui avait montré des choses auxquelles il était difficile de ne pas croire. En ses veines coulait réellement le sang béni de Lux, et si le bâtard n'était pas un fervent religieux, il devait toutefois choisir un camp. Il baissa les yeux, l'espace d'un instant, poussant un soupir.
— Dis-moi où est Alyssa.
Il tourna lentement la tête vers l'Élu de Lux, le regard déterminé.
— Et je te suivrai dans ta guerre.
Les lèvres de Synsivik s'ourlèrent en un sourire confiant, et il hocha la tête avant de reporter son regard sur la lune qui s'élevait – il ne craignait plus Nox, elle qui l'avait épargné sur ce navire. Et Lux le protégeait toujours.
— Ta sœur se rend aux Ramales. C'est là-bas que nous devons aller.
— Le voyage sera long, s'enquit Isendre.
— Tout dépend du chemin que tu choisiras d'emprunter.
Isendre tourna un regard inquisiteur vers le prétendu héritier de la maison Iseal. Celui-ci souriait toujours, d'un rictus indéchiffrable et bien mystérieux. Leurs regards si semblables se croisèrent et Synsivik pointa d'un geste du menton l'est.
— Ne t'es-tu jamais dit que la terre pouvait être ronde ?
Le bâtard hésita – et n'osa répondre. Ses lèvres asséchées par le vent, sa gorge nouée par la douleur d'avoir perdu son fief et son mentor, il se détourna du pavois pour observer ses hommes. Ceux-ci attendaient des ordres plus précis que celui de s'éloigner de Port-Mauer ; il leva le menton et leur fit face, son regard criant de rage et de détermination.
— Cap à l'est !, ordonna-t-il.
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Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)
FantasiaLa chute des tigres Iseal a entraîné une crise politique majeure en Nokrov, offrant la couronne aux traîtres de la maison Asinis. Sibille, devenue Reine, dévoile enfin ses plans aux yeux du monde : elle œuvre pour le retour de Mageia, ne réclamant q...