[...]
— C'est donc ainsi que tu montres l'exemple. C'est moi que tu aurais dû offrir à tes créatures, pas cette gamine.
La Reine leva la tête, fière et orgueilleuse, ne se laissant pas démonter face à ces mots qui pourtant la blessaient – elle ne pouvait lui faire du mal. Pas à lui.
— On ne peut pas gouverner par la peur. Le chien qu'on bat finit toujours par mordre.
— Tu ne me trahiras plus Alessandre, siffla-t-elle.
Mais déjà il disparaissait plus loin, s'éloignant d'elle. Mais il ne la fuyait pas ; il filait pour mieux la retrouver, attendant certainement qu'elle le rejoigne. La Carmine laissa son regard froid couler sur ses gens qui admiraient toujours le triste spectacle – dans les yeux se lisait excitation ou angoisse, tout dépendait de leur provenance et de leur foi originelle. Ceux qui ne croyaient pas encore en la Rouge changeraient ou mourraient – cela lui importait peu tant que le trône lui revenait, au final.
Affrontant sans crainte aucune le regard des courtisans, elle emprunta la même direction qu'Alessandre, allant le rejoindre dans la salle du conseil.
Elle avançait lentement dans les longs corridors du palais royal, ses yeux s'accrochant au sang qui en tâchait encore les murs. Elle se rappela des cris d'agonie de ses ennemis, de leurs pleurs et supplications tandis que leurs gorges étaient tranchées, leur sang déversé offert à Mageia. Un sourire coula sur ses lèvres avant qu'elle ne se rappelle des mots d'Alessandre.
Le chien qu'on bat finit toujours par mordre. Ses sourcils se froncèrent et elle respira longuement avant de pousser la porte de la salle du conseil, accrochant à ses traits le masque que sa grand-mère lui avait appris à porter.
Elle le regarda, si beau dans sa colère. Et s'approcha soudainement, vint aussitôt saisir ses mains des siennes, remontant ses doigts vers son visage pour le caresser, tracer la ligne sèche de sa mâchoire, dessiner la courbe de ses lèvres.
— Tu sais qu'à toi, je ne pourrais te faire aucun mal.
Son regard était sincèrement peiné. Il était le seul à ne pas craindre son toucher, à savoir son amour véritable. Mais il ne pouvait l'abandonner, il n'en avait pas le droit. Jamais.
— Je te veux pour moi seule, murmura Sibille.
Elle le lâcha aussitôt, recula d'un pas. Ses doigts accrochèrent la robe qui tenait à l'aide d'une large ceinture à la teinte noire. Elle la détacha lentement, laissant les deux pans de sa toilette découvrir partiellement son corps nu. Ses yeux ne lâchèrent pas ceux d'Alessandre tandis qu'elle laissait l'une des épaulettes retomber le long de son bras. Elle revint auprès de lui, caressa à nouveau son visage, se mit sur la pointe des pieds pour l'embrasser mais s'arrêta tout près de ses lèvres.
— Je t'aime Alessandre, et nous serons bientôt mariés. En gage de mon amour, je t'offrirai pouvoir, richesse et puissance. En gage de ton amour... je veux que tu m'offres un fils, susurra-t-elle.
L'un de ses seins quittait déjà sa robe de sang, et Sibille offrait à son amant la vue de son corps trop parfait. Sous ses mains, elle sentait le cœur du griffon battre à toute vitesse, et elle crut un instant le tenir entre ses griffes, le tenir par l'amour qu'il lui portait. Mais sa réaction fut toute autre – les griffons des légendes étaient êtres fiers et indomptables, de ceux ne pouvant être encagés comme de vulgaires oiseaux ; Alessandre la repoussa. Et parmi l'amour qui persistait dans son regard, la Carmine lut l'inquiétude, l'incertitude, la colère, le dégoût... la haine.
— Un fils ? Pourquoi ? En faire du bétail à sacrifier à Mageia ?
La voix, glaciale, eut l'effet d'une gifle et Sibille recula d'un pas, les yeux grands ouverts, le cœur battant trop vite. Elle regarda le digne fils de Talen qui s'éveillait, qui quittait sa torpeur pour enfin lui faire face et l'affronter, elle qui terrorisait les peuples et faisait s'agenouiller ceux qu'elle jetait, finalement, en pâture à ses créatures. Elle n'osa répondre, son cœur comme parcouru de milliers de coups de poignard qui la faisaient souffrir d'un mal que jamais elle n'avait connu avant. Et le griffon noir ne s'arrêta pas là, reprenant d'un ton toujours aussi froid, suintant d'une haine que jamais encore il n'avait dirigée vers elle.
— Regarde-toi Sibille. A sacrifier une putain qui n'arrive même pas à ta cheville simplement car ma queue s'est fourrée dans son con ? N'as-tu pas la moindre idée du dégoût que tu m'inspires immédiatement ? Elle n'était rien d'autre qu'une pute. Pas même capable d'être défendue ou de se défendre d'elle-même. Et tu l'as tuée simplement par... colère ? Rage ? Jalousie ? Voyons Sibille, tu vaux mieux que ça et toi-même le sais...
Le silence retomba et de longues secondes s'écoulèrent ainsi. Sans un bruit, sans un murmure. Comme au soir de l'attaque de la capitale, comme au soir de la victoire, la cité semblait reprendre son souffle. La Reine fixa Alessandre d'un regard mystérieux, indéchiffrable et profond. Puis vint la colère, et la haine, qui enroulèrent leurs doigts trop fins autour de son cœur, déposèrent leur manteau d'ombre sur ses yeux de glace. Le givre s'empara d'elle, de tout son être, et elle releva fièrement le menton pour faire face à celui qu'elle aimait, et qui l'aimait – malgré tout.
— Soit.
Son ton n'augurait rien de bon. Froid, sec, mauvais. Le venin de Mageia semblait couler à la place de son sang parmi ses veines, gelant son cœur et la rendant plus vénéneuse que jamais. Un sourire coula lentement sur les lèvres de la Carmine, qui planta froidement son regard dans celui d'Alessandre.
— Le mariage et le couronnement auront bientôt lieu. Tiens-toi prêt Alessandre, nous aurons des invités de marque.
Elle le contourna pour s'approcher de la sortie, couvrant son corps de sa robe. Et, s'arrêtant auprès de la porte, elle ne prit pas la peine de tourner la tête vers lui pour lui parler, d'une voix autoritaire.
— Ensuite tu te rendras à Talen. Et tu pacifieras les terres en mon nom. Peut-être que faire couler le sang de nos ennemis te rappellera à tes devoirs envers moi et envers Mageia.
Sans un regard de plus, sans même attendre une réponse, Sibille quitta la pièce, claquant la porter derrière elle pour annoncer à tous sa colère. Elle attrapa au détour d'un couloir une pauvre servante qui avait servi sous le règne des Iseal, lui ordonnant de lui faire emmener un agneau dans ce qui fut le Temple de Nox. Elle s'y rendit aussitôt pour prier, passant devant ce qu'il restait de la statue de la déesse nocturne ; lors de la prise de la cité, ses fidèles l'avaient renversée de son socle, érigeant sur celui-ci la Sanglante. Mageia se tenait là, les bras déployés, sa toge ouverte dévoilant son corps nu, un Sangérav remontant le long de son dos jusqu'à son épaule.
Sibille la regarda longuement, d'un œil plein de doutes et de hargne, avant de simplement passer devant elle pour rejoindre l'intérieur du temple.
Tu ne me salues plus, Sibille ? Moi qui t'ai offert la puissance...
La Reine étouffa un rire. Dans l'entrée du temple, elle entendit un cri qui vint se répercuter en ses murs tandis qu'un homme était poussé à l'intérieur. Elle n'attendit pas un instant pour tirer le couteau qu'elle portait toujours sur elle et trancher d'un coup net la gorge de l'agneau demandé. Elle regarda autour d'elle, comme cherchant du regard la Reine Sang.
— Bois son sang et bois son âme, cracha-t-elle.
D'un geste, elle chassa les gardes qui lui avaient porté son sacrifice. Dans son esprit, elle put entendre le rire de sa déesse. Elle put sentir la chaleur du sang tournoyer autour d'elle, comme flottant dans l'air qui l'entourait. Elle siffla.
Tu m'en veux, souffla la voix lascive de Mageia. N'est-ce pas ?
— J'ai besoin de réponses. J'ai besoin que tu me dises qui je combats exactement !
A nouveau, le rire résonna en elle. Puis elle sentit une vague de chaleur, bouillonnante, semblable au sang sur ses mains, pénétrer en elle. Et projetée dans le monde sanglant de Mageia, elle vit ses ennemis – elle vit le village dans le sable, baigné de la lumière d'un soleil naturellement trop fort, et la foule qui se massait. Puis elle vit, au milieu des peaux tannées par le soleil, des cheveux noirs et des yeux sombres – la peau pâle et les yeux d'océan.
— Tue, souffla-t-elle.
Et à son ordre, un homme souleva sa lame. Mais Sibille ne put se réjouir.
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Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)
FantasiLa chute des tigres Iseal a entraîné une crise politique majeure en Nokrov, offrant la couronne aux traîtres de la maison Asinis. Sibille, devenue Reine, dévoile enfin ses plans aux yeux du monde : elle œuvre pour le retour de Mageia, ne réclamant q...