Chapitre 43.2, Les ordres de guerre

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Le silence revint, enclume sur leurs esprits échauffés. Ils obéirent et le vieil aigle enjoignit Alyssa à reprendre. A peine les lèvres de la fille de Nox s'ouvrirent-elles, Hvitur se leva et quitta la pièce. Karona le regarda faire d'un œil peiné avant de reporter son attention sur la réunion.

— Sibille a-t-elle une flotte ? J'entends par là des hommes capables de lutter face aux vatners. Sans quoi nous n'aurons pas besoin de nombreux soldats. Gardez-les sur terre, vous serez bien plus en danger que nous. Par les armes, nous ne pourrons pas prendre Port-Mauer aussi facilement. La ville a beau être plus faible qu'autrefois, ses fortifications sont aussi puissantes que celles de Talumen. Vous ne la prendrez pas avec une poignée d'hommes. Laissez-moi aller voir ma mère et surtout mon frère. Tenter de les raisonner. Je refuse que le sang d'Alessandre coule.

Un rictus amer plissa les lèvres de Tahir tandis que la colère se répandait en ses yeux. Hvitur aurait dû répondre lui-même à cette question, hélas, c'était désormais chose impossible. Dans un froncement de nez agacé, le vieil aigle se redressa et se chargea lui-même de répondre aux interrogations de la griffonne.

— Sibille possède les flottes de la Couronne et des Carmines. Bientôt, elle aura également celle de Talen. Des deux camps, c'est bien elle qui possède la plus grande force maritime. Les vatners prendront donc la mer. Et pour ce qui est de vous laisser parlementer avec les vôtres, c'est hors-de-question. Rien ne me dit que vous reviendrez – puis vous avez déjà prouvé à maintes reprises quelles étaient vos capacités en terme de diplomatie, n'est-ce pas ?

Il soupira, son regard dévoilant l'étendue de sa lassitude. Pourtant, après un léger froncement de sourcils adressé à la fille de Talen, il reprit.

— Si nous parvenons à Port-Mauer avant votre frère, il ne lui arrivera rien. Autrement, nous tenterons de le faire prisonnier afin d'épargner sa vie. Mais nous avons un moyen d'arracher à Sibille une partie de sa force, et il nous faut la saisir vite.

Tahir fit une pause, ses lèvres se pinçant. Son visage s'assombrit alors tandis qu'il exposait enfin ses plans à ses alliés. Des plans qu'il n'avait pas même révélé à Vrekim.

— Les vatners pourront prendre sur leurs navires les meilleurs archers des Ramales afin de mettre le feu à la flotte armée de Talen.

Isendre toussota alors, attirant à lui le regard sournois de l'aigle. Se levant, le bâtard relâcha doucement la main de sa demi-sœur, qu'il tenait entre les siennes, soutien indéfectible.

— Si je peux me permettre... Peut-être pourrions-nous préférer une autre approche... Les égouts de Port-Mauer débouchent tout près du port, sur une crique isolée, et traversent la ville entière. Si nous passions par là, nous serions invisibles. Il nous suffirait de percer la coque des navires déjà armés et prêts à l'usage de Sibille, ce serait plus discret qu'un feu et une flotte fondant sur le port.

Tahir hocha lentement la tête, ses yeux restant rivés sur le bâtard. Son approche était bien plus discrète, évitant de faire sonner l'alarme à Port-Mauer et leur permettant d'accéder à la ville sans en forcer les portes. Il tourna son regard vers Vrekim. Le nez froncé et les yeux habités d'une acrimonie sourde, le vieux Siasa lui prouvait une fois de plus qu'il ne le portait pas en son cœur. L'aigle déchu des Carmines agissait trop souvent par colère, et ses accès auraient pu le mener à sa perte si le seigneur d'Aurovao ne lui avait pas, plusieurs fois, suggéré la prudence.

Siasa n'était pas si âgé pour rien. Il n'était pas si intelligent pour rien. Ce n'était pas un hasard si les ramaliens le respectaient, l'écoutaient et le suivaient. Il n'était suzerain de rien, seulement seigneur de ses terres et de son petit nom – mais en les Ramales, il était un Roi et un homme victorieux. Il était toujours parvenu à survivre et ce n'était que par respect qu'il aidait Tahir à en faire de même.
Fuyant son regard plein de reproches pour retourner à Isendre, le carmoran inspira longuement, acceptant sa faute ainsi que l'idée énoncée par le fils d'Arthos.

— Nos hommes pourront emprunter les égouts pour mettre le feu à la flotte. Cela créerait une diversion et permettrait de diviser l'armée Adiant. Si nous pouvions allumer un feu à l'opposé de la cité, les gardes seraient surmenés et nous pourrions percer les défenses de la ville en un rien de temps. Qui plus est, si les vatners arrivent par le port et les ramaliens par la terre, la ville serait totalement encerclée... Et personne ne pourrait empêcher la chute de Talen.

Le regard sombre de Tahir passa alors sur chaque visage, comme les défiant d'oser le contredire, puis s'arrêta sur la fille de Nox.

— Qu'en pensez-vous, Alyssa ? Après tout, vous connaissez mieux Port-Mauer que moi. Mais la stratégie me semble bonne.

Il questionna aussitôt les visages autour de lui – ses généraux semblaient d'accord avec Isendre, lançant vers celui-ci des hochements de tête approbateurs et autres regards fiers. Observant ce manège, Tahir plissa les yeux. Isendre, malgré son passé de bâtard parricide, semblait avoir de l'avenir. Il avait pu le voir s'entraîner avec Hvitur et Alyssa, le voyait se démener pour le bien de chacun, et prendre des décisions compliquées, sans doute pleines de bonne volonté – comme tuer son père, pour commencer.
Toutefois, malgré l'idée qu'il avait lancé, restait à obtenir l'approbation d'Alyssa. Et parvenir à maîtriser la gamine au caractère trop bien trempé qu'elle était. Elle accrocha son regard et répondit, toujours trop fière.

— Isendre connaît Port-Mauer aussi bien que moi. Sa stratégie est la bonne. Toutefois, les taleniens ne sont pas fidèles à ma mère. Ils l'étaient envers mon père mais n'aiment pas la vipère. Isendre, si nous arrivons avant Alessandre et s'il est légitimé, peut devenir l'héritier de Port-Mauer. Nous avons un Roi parmi nous, si les paroles de Sa Majesté Karona sont vraies. Un Roi qui pourrait faire de mon frère un meneur pour la région de Talen.

Les yeux d'Alyssa se posèrent sur Isendre, qui semblait surpris de ses mots. Elle était unique héritière de sa région, mais lui offrait cette place sans ciller. Elle s'inclina déjà, ployant le genou devant le bâtard, lui offrant une promesse à laquelle il semblait n'avoir jamais cru. Un sourire planait sur les lèvres de l'Élue tandis qu'elle reprenait.

— Cela pourrait sauver de nombreuses vies et, une fois Talen pacifié, nous aurons besoin de tous les soldats possibles.

Tahir tourna la tête vers Synsivik, dont le port de tête, trop haut, n'indiquait que sa fierté tandis que l'on reconnaissait en lui un Roi. Une moue passa sur les lèvres de l'aigle des Carmines, l'espace d'un instant, avant qu'il ne soupire.

— Votre Majesté, reconnut-il d'une voix sourde. Si vous légitimiez cet homme, alors vous feriez de Talen l'un de nos alliés.

Le fils élu de Lux regarda le seigneur déchu, inclinant brièvement la tête, acquiescement muet. Il se leva alors, indiquant à Isendre de le rejoindre au centre de la pièce. Le bâtard, les mains frémissantes, lui fit face. Si semblables, le bâtard et le prince se fixaient intensément. Le premier ne semblait pas croire en ce qui arrivait, déjà perdu dans ce monde de luttes et de pouvoir qui lui ouvrait ses portes – le second, drapé d'orgueil et de fierté, semblait déjà sentir à son front la couronne d'un Roi.

Isendre, de son corps tremblotant, rejoignit le sol en y posant le genou. Sur ses traits planaient des doutes multiples mais, au creux de ses yeux luisait le reflet d'un enfant au rêve réalisé. Synsivik tira son épée et la posa sur une épaule du bâtard, puis sur l'autre.

— Isendre, fils naturel d'Arthos Adiant, en ma qualité de Roi de Nokrov, moi, Synhvid Iseal, t'offre nom et titres, prononça-t-il clairement, laissant planer un silence avant de reprendre. Relève-toi Isendre Adiant, seigneur suzerain de Talen et de Port-Mauer.

Celui qui fut bâtard releva ses yeux frémissants vers Synsivik, comme ne croyant pas ses mots. Il y eut un instant de flottement dans la salle, laissant Tahir réfléchir à la situation. Faire légitimer Isendre était nécessaire, pourtant, il ne se méfiait que trop de lui. Il avait connu un parricide dans sa vie – son propre frère, un être de la pire espèce. Et puisqu'il ne faisait pas confiance à ces hommes-là, il se promit de garder un œil sur le fils d'Arthos. De s'en méfier à jamais. Tandis que le Roi rangeait son épée, le nouveau noble se redressa lentement, encore fébrile.
Et, dressé sous leurs yeux ne se trouvait plus ni un bâtard ni un petit garçon – il s'agissait d'un homme, du seigneur de Talen. Isendre Adiant.

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant