Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)

Chapitre 22.1, Un règne de terreur

SIBILLE

 Ses yeux froids guettaient le port sur lequel flottaient au vent les bannières des Carmines. Les griffes d'or des tigres avaient été arrachées de leurs perches, remplacées par le visage au croissant de lune et les aigles de sang. Sur les flots se succédaient les navires venus des Carmines, déployant leurs étendards avec fierté – la mer s'était parée d'une teinte écarlate, reflétant les lueurs rougeoyantes du second soleil. En tête du cortège maritime qui approchait, la maison Asinis se paraît de toute sa suffisance, offrant à la vue de tous les plus immenses de leurs navires.

Les seigneurs venus du nord avaient fait le déplacement, sans crainte qu'on envahisse leurs terres, déployant les représentations de Mageia sans honte ni retenue – qui aurait bien pu les blâmer ? Qui aurait bien pu les attaquer ? Leurs ennemis avaient été terrassés ; d'eux, il ne restait que des cendres, et la nouvelle Reine siégeait fièrement au-dessus de celles-ci.

Les cloches du port tintèrent, renvoyant leur écho clair à travers la cité, annonçant l'arrivée imminente d'un armada tout entier. Un cri strident répondit au chahut du carillon et une ombre s'éleva par-dessus la mer de sang, ouvrant des ailes trop grandes et couvrant la lueur des astres jumeaux. Admirant le spectacle, Sibille ne put réprimer un sourire tandis que ses propres Sangéravs se joignaient à ceux qui arrivaient seulement. Jamais les enfants rouges ne se déplaçaient sans leurs chiens de garde.

Le cœur de la Reine s'emballa à l'instant où les navires accostèrent, faisant sonner un peu plus intensément les cloches. Ses lèvres s'en étirèrent davantage et ses doigts se nouèrent au garde-fou, l'impatience et l'angoisse se mêlant en son esprit. Sa famille lui avait manqué, et elle espérait de tout son être qu'ils seraient heureux de la revoir elle, et non la Reine, non l'Élue. Aux Carmines, elle n'avait jamais été qu'un espoir pour tous – et cela lui pesait parfois. Alessandre, lui, avait su l'aimer pour ce qu'elle était – pour qui elle était.

Un soupir soulagé franchit la barrière de ses lèvres à cette idée. Elle n'était pas seule. Elle ne l'était plus. Elle se détourna de la vision des enfants rouges qui déjà se déployaient sur le port, retournant à ses appartements. Giama l'y attendait sagement, les mains nouées devant elle, un pâle sourire aux lèvres. La Carmine la rejoignit, tendant sa main pour effleurer sa joue. De toutes ses servantes, elle était sa préférée – une fidélité et une loyauté sans pareil. Sibille récompensait ceux-ci.

Elle n'eut pas à ordonner quoi que ce soit pour que la jeune blonde ne l'asseye et ne la recoiffe, resserrant les tresses de la Reine. Mais entre les mèches tremblotaient les doigts de la suivante. L'observant à travers le miroir de sa coiffeuse, Sibille garda une expression neutre.

— Qu'est-ce qui te tracasse, Giama ? souffla-t-elle.

L'intéressée hésita, puis son front se froissa tandis que ses sourcils venaient barrer son regard, et elle laissa couler sur son visage marqué de douceur l'inquiétude.

— Vous marier revient à poser une couronne sur la tête d'Alessandre, Majesté. Vous le savez homme ambitieux...

Le sourire aux lèvres de Sibille disparut instantanément.

— Je suis la Reine. Lui ne sera jamais que Roi Consort. Et il le sait très bien.

Son regard se fit froid, réprimande au manque de confiance de la servante. Celle-ci continua de la coiffer de ses mains frémissantes puis, ayant terminé, elle s'écarta d'un pas. D'un signe de tête, Sibille l'invita à la suivre, soulevant doucement les pans de sa robe de sang. Le jour du mariage était proche, et les noces seraient marquées de carmin, sous l'œil vicieux de Mageia. Mais les derniers préparatifs de la cérémonie devraient attendre ; Sibille devait accueillir des invités de marque – les siens arriveraient bientôt en son palais.