Les corridors du Fort d'Aurovao semblaient trop sombres, trop longs, depuis le départ des soldats. Le claquement des armures de cuir ne résonnaient plus en écho aux rondes incessantes, le cri des armes ne fendait plus les ouvertures, résonance lointaine des entraînements des guerriers. Une étrange atmosphère pesait désormais sur le bastion, donnant plus que jamais l'impression qu'il n'était plus de guerre en ce monde. La paix était retombée sur les Ramales comme une enclume – trop lourdement, laissant contre les langues un goût âpre. Une saveur d'angoisse désormais trop lointaine pour être raisonnée.
Pourtant, les visages masquaient l'inquiétude, parés de sourires mensongers, les esprits rembourrés d'illusions, les yeux pleins de lueurs vives. L'espoir était devenu une chimère. Nul n'osait croire en ce havre de paix. Les retentissements de la guerre leur parviendraient forcément à un moment. Des soldats estropiés ou même des ennemis vengeurs, peu importait au final ; fatalement, le mal referait surface.
Depuis des jours, Sionna observait ces étranges manèges qu'elle avait déjà pu admirer à la Cour. Les faux-sourires, les mensonges quotidiens, les angoisses voilées. Tout cela n'était rien de plus qu'un jeu de Rois, au fond. Son esprit naïf refusait de croire aux pensées muettes de ses pairs, eux qui concevaient déjà le pire tandis qu'elle espérait le meilleur. Elle n'avait jamais fait que se gaver de ce que Tahir avait trop souvent appelé sale espoir. Elle était certaine d'avoir déjà entendu ces mots des lèvres du Roi Kreivis, du temps des tigres. Un temps bien trop ancien désormais, souvenir trouble d'hier.
De toute manière, toutes ces histoires la dépassaient. Les jeux de pouvoir, les faux-semblants, les cachotteries et même les dieux, tout cela n'étaient que des histoires de nobliaux. Elle, avait du travail, et pas assez de temps.Agenouillée au cœur de l'oasis, ses jambes brûlées par le sable malgré l'ombre qui l'abritait, elle battait le linge au côté des lavandières. Ses yeux couraient sur elles, s'interrogeant silencieusement sur ce qu'elles pouvaient bien penser de tout cela. S'en fichaient-elles totalement, ou avaient-elles offert leur totale dévotion à une seule et unique personne ? Sionna, elle, ne pensait qu'à Qeder depuis son départ. Que l'armée tombe, brûle, soit écrasée, cela lui importait peu. Elle ne souhaitait que le retour de son amour. Les mots de Daena couraient dans son esprit – il sera à toi pour toujours. Elle n'avait jamais agi que pour lui ; que pour Qeder, pour leur amour. Pour ce qu'il lui avait promis – jamais il ne l'abandonnerait.
— A quoi tu penses, Sio' ?
Ses yeux se tournèrent vivement vers Ayajadi, la femme qui se trouvait à ses côtés. Venue du sud des Ramales, accompagnant l'escorte de la prêtresse de Lahab, elle avait le teint sombre et les yeux plus encore. Les joues de la rouquine s'empourprèrent et, un sourire naïf s'écrasant sur ses lèvres, elle reporta son attention sur son travail.
— Oh, j'pense à mon aimé. Y va r'venir me chercher après la guerre.
Deux rires cristallins, teintés d'une moquerie à peine voilée, répondirent à ses paroles. Fronçant les sourcils, Sionna regarda les deux jeunes femmes à ses côtés. Ayajadi avait laissé exploser son hilarité, rapidement suivie de Zahralja. Celle-ci était d'une beauté à couper le souffle, ses yeux ocre contrastant avec sa peau d'ébène. Plus étonnant encore, ses cheveux noirs étaient zébrés de reflets orangés, et tout chez elle évoquait une magnificence trop féline et trop enviable. Ses joues ne rougissant que plus, elle se détourna à nouveau les yeux, battant encore plus fort le linge sous leurs regards hilares.
— Qeder r'viendra pas, souffla Zahralja. Soit y s'fera tuer à la guerre, soit y fuira avec sa belle noblette !
Ayajadi éclata à nouveau d'un grand rire tandis que Sionna plongeait sa tête dans ses épaules, ne souhaitant que disparaître un peu plus à chaque instant. Les femmes d'ici semblaient toutes hautaines et méprisantes. Aucune n'avait voulu d'elle, toutes l'avaient rejetée. Un sifflement s'échappa de ses lèvres, une colère sourde l'envahissant alors que de l'autre côté de l'oasis, elle apercevait la prêtresse de Lahab.
Celle-ci la regardait, les yeux vides d'émotion, le visage fermé. Un froncement de sourcils accompagna le plissement de nez de Sionna tandis que celle-ci se levait lentement.Une odeur étrange semblait soudainement planer sur Aurovao – comme une odeur de soufre. Il ne fallut qu'un instant aux soleils pour s'éteindre, avalés par d'immenses ombres. Les yeux de la renarde se levèrent vers le ciel, tentèrent d'en trouver la lumière. Mais elle ne vit que la peur, la mort incarnée qui étendait ses ailes funestes sur leur havre de paix.
Un cri lui échappa, presque aussitôt rejoint par ceux des deux lavandières. Sionna regarda les bêtes qui s'élevaient, semblants de dragons auxquels manquaient deux membres, aux ailes déchirées et aux gueules bien trop monstrueuses. Les deux créatures survolaient la terre trop pure d'Oneone, envoyés par la déesse qui s'était emparée de leur âme. L'une avait la couleur du sang, l'autre celle du feu. Dans un maelstrom terrifiant, les monstres piquèrent sur l'oasis, déversant un torrent de flammes alors que surgissait une troisième ombre. Plus grande encore, vomissant une langue de feu qui roula sur le sable et vint saisir les chairs.
Les palmiers ne mirent qu'un instant à s'embraser, devenant d'immenses torches rappelant le carmin qui à nouveau gagnait le ciel. Une seconde durant, Sionna comprit les inquiétudes de chacun – chaque mort sur le champ de bataille ne faisait que nourrir Mageia, chaque goutte de sang l'abreuvait, lui faisant gagner en puissance.— Sionna !
La rouquine, que les événements dépassaient plus que jamais, fut tirée de ses pensées par Friska, qui déjà courait dans sa direction. Les yeux gorgés de sang et la voix étranglée de sanglots, la matriarche du clan Tsov n'avait plus rien d'une vatner. Elle n'était plus qu'une vieille femme effrayée. Saisissant le bras de la renarde, elle commença à l'entraîner à sa suite, courant vers le fort.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda Sionna, la voix nouée d'effroi.
— Les Sangéravs dont Tahir nous a tant parlé. J'sais pas comment ils sont arrivés jusqu'ici, mais c'est Mageia qui a dû les envoyer.
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Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)
FantasiLa chute des tigres Iseal a entraîné une crise politique majeure en Nokrov, offrant la couronne aux traîtres de la maison Asinis. Sibille, devenue Reine, dévoile enfin ses plans aux yeux du monde : elle œuvre pour le retour de Mageia, ne réclamant q...