Chapitre 9.1, Les lueurs qui se perdent

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SYNSIVIK

TW : Ce chapitre comporte des scènes dures et des thématiques pouvant heurter la sensibilité. Âmes sensibles, s'abstenir.

Les nuages tout de nuit faits s'amoncelaient dans le ciel, faisant taire la lumière de la plus douce des Sides et brisant l'équilibre de celles-ci. En pleine journée s'était étalée la nuit. Comme si un dieu ou un titan avait soufflé sur les cieux, tous les nuages s'étaient brusquement rassemblés en une nuée orageuse qui pesait sur le navire, menaçante, semblant fixer l'équipage d'un œil invisible. Au fil des minutes, le temps s'aggravait, les conditions de navigation devenaient inquiétantes – la pluie se mit à tomber, d'abord en fines gouttelettes, puis en cordes qui heurtaient douloureusement la peau asséchée des marins.

— Isendre ! Je ne pense pas qu'il soit sûr de naviguer dans de telles conditions !, lança Synsivik au-dessus de la tempête qui s'annonçait.

Le bâtard lui lança un regard mauvais, lourd de sens : digne fils de Talen, il avait appris à naviguer dès qu'il avait été en âge de différencier la proue de la poupe. Le parricide hurla divers ordres et, cramponné à la barre, il tentait de guider le navire et de maintenir son cap. Mais les vents hurlaient, les vagues hautes venaient s'éclater sur le pont, faisant glisser les membres de l'équipage. L'Élu observait le curieux manège de son compagnon d'infortune, qui tentait désespérément de retenir le gouvernail que le vent faisait tournoyer.

Mais ses mains glissaient et se blessaient contre le bois et il suffisait d'une bourrasque pour qu'il le lâche et se précipite en un nouvel assaut. Ils perdaient le cap, et la gueule ouverte de la mer semblait les maudire.

Le vent sifflait comme jamais il n'avait sifflé sur la grande mer. Celle-ci était connue pour être capricieuse, mais en aucun temps elle ne s'était montrée indomptable à ce point. Même le plus grand navigateur qu'eut connu Nokrov, que l'on nomma Chevaucheur des Eaux tant il était doué en son domaine, n'aurait su braver pareille tempête. Et alors que les impétueuses rafales cinglaient contre les voiles, un déchirement, semblable à un cri, fendit l'air. Synsivik pointa d'un doigt tremblant la grand-voile qui s'était fendue en son centre, et Isendre relâcha un instant la pression qu'il exerçait de ses mains ensanglantée sur le gouvernail.

— Affalez les voiles !, hurla-t-il, en panique.

Les marins se précipitèrent auprès des cordages que le vent et les vagues qui chahutaient sur le pont supérieur avaient emmêlés. Et le ciel noir se fendit d'éclairs, l'orage tonna, gronda, et les dieux venus de tous panthéons semblèrent se rassembler pour s'acharner contre les mortels qui s'affairaient à préserver leur vie des Tréfonds.

— Synsivik !

L'Élu, qui observait la scène d'un œil inquiet, tourna la tête vers Isendre qui l'appelait. La peur grondait en lui, il la sentait lui broyer les entrailles, et son esprit fut happé par la nuit qui s'était emparée du jour. Le visage baigné de larmes qui se perdaient au milieu des cordes qui attaquaient son visage, Synsivik étendit les bras – à travers ses amples vêtements encore encrassés de la fiente dans laquelle on l'avait jeté précédemment, le vent s'infiltrait, en battant les pans dans des claquements douloureux. Le sel de l'eau de mer piquetait ses lippes de petites coupures, ses yeux grands ouverts sous l'horreur qui l'entourait rougissaient et le brûlaient.

Par toutes les pores de sa peau, le fils de la lumière ressentait la douleur d'un martyr, d'un crucifié – d'un enfant de la lueur bénite arraché aux bras de sa mère pour être donné en pâture à la Rouge. Il ressentait la souffrance au plus profond de lui-même, tiré loin de l'étreinte lumineuse de Lux, loin de toute sa chaleur maternelle et de sa beauté, loin de sa foi. Synsivik ressentit l'ombrage peser sur sa mère et déesse, et son cœur sembla s'éteindre un instant.

La flamme qui brûlait en lui s'était-elle tue ?

— Synsivik !

On l'arracha à son malheur. Isendre avait lâché la barre pour se jeter contre lui, saisir ses épaules et le secouer. Mais il était perdu dans ce monde tout fait de noirceur et de nuit, lui qui n'avait jamais prié que la lumière – il avait été arraché à son idéal. Ses yeux clairs tentaient de s'accrocher à ceux, si semblables quoi que dénués de foi, du bâtard, mais son champ de vision lui offrait l'image terrible du bateau qui se soulevait au gré des vagues folles, des hommes qui couraient sur le pont et glissaient, et titubaient, et tombaient par-delà le pavois.

Un claquement sec résonna contre sa joue et Synsivik planta enfin son regard dans celui d'Isendre, qui n'avait cessé de le secouer. Celui-ci indiqua de son index et de son majeur les yeux du fils de Lux, puis les siens.

— Regarde-moi ! Regarde-moi !, hurla-t-il. Tu dois aller dans la cabine et t'assurer que Daena va bien ! Assure-toi qu'elle va bien !

Synsivik recula, effrayé par la terreur qui hurlait en le regard d'Isendre. Il hocha vivement la tête, s'arrachant à sa poigne, et se détourna de lui pour le fuir, courant vers la cabine. Autour de lui, chacun tentait de survivre, on hurlait à la douleur, à la peur, à la mort – certains scandaient des prières ou des insultes directement adressées aux saintes Sides. Les flots furieux s'arrachaient tant à la mer qu'au ciel pour compliquer leur tâche, inondant le pont, laissant présager le pire.

Dans sa course, Synsivik s'écroula de tout son long, déséquilibré par une vague venue le heurter. Chacun de ses membres tremblait, pourtant, il se redressa lentement, regardant la cabine qui se trouvait à quelques mètres de lui. Il devait le faire.

Pour Lux.

Le religieux se releva et reprit sa course, tentant d'oublier la folle tragédie qui se jouait autour de lui, toutes ces morts qui se produisaient par un simple coup du hasard, tous ces hurlements qui tonnaient sourdement à ses oreilles, en écho à l'orage qui pesait sur eux. Lui-même se mit à hurler, enragé par la nature qui semblait décidée à tous les anéantir, ce mystérieux phénomène qu'était cette tempête si soudaine, si brusque, si violente.

Soudain, la poupe du navire se souleva, portée par une force mystérieuse, faisant s'écraser une fois de plus Synsivik au sol. Il sentit un long frisson parcourir son corps tandis qu'un bruit sourd, semblable à un grognement, s'élevait des mers. Derrière lui, on hurlait plus que jamais. Resté à terre, il tourna la tête, découvrant une terrible créature aux yeux vitreux qui s'extirpait des mers, dont les nageoires décharnées éraflaient le bois du navire, dont les crocs acérés claquaient nerveusement. Le religieux laissa la peur s'emparer définitivement de son cœur et de son âme, habiter ses yeux – était-ce le zuhyre qui avait dévoré le soleil ?

Piétinant sur place, chutant sans cesse tandis qu'il tentait de se relever, Synsivik décampa, fila à toute vitesse sur le pont, bousculant quiconque se trouvait sur son chemin. La bête, elle, ne faisait que tournoyer autour du navire, l'effleurant, le chahutant de sa taille, jouant avec comme s'il n'avait s'agit que d'un jouet entre les mains d'un enfant.

[...]

Nokrov, Tome 2 : Les Lames Entremêlées (terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant