Chapitre III : Lui

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Répéter une pièce à donner prochainement en concert était généralement une raison suffisante pour garder la concentration d'Arlette alerte, mais pas aujourd'hui. 

En fait, sa concentration, depuis son entrée dans la pièce, était fixée sur le violoncelliste qui, deux rangs plus loin, accordait son instrument, et le savoir à moins d'une dizaine de mètres d'elle suffisait à lui faire monter le rouge au joues.

Joseph von Silbervolgen était bien trop occupé par sa brillante carrière internationale pour rester en France en permanence, bien que ces dernières années, il ait consacré de plus en plus de temps à l'ensemble dont il était un des fondateurs. Et, généralement, les plus jeunes musiciens ne répétaient que rarement avec les professionnels, et ne commençaient à réellement avoir des contacts plus réguliers avec les musiciens confirmés que dans leurs dernières années de Classe Aménagée. 

Aussi, cela faisait trois mois, plus de trois long mois qu'Arlette n'avait des nouvelles de lui que par quelques photos des ses tournées. 

Il est inutile de préciser qu'elle accueillit ses parties de soliste avec un intense émotion. 

Les yeux fermés,  elle appréciait intensément la délicatesse de son jeu, et ces subtils accents, preuves d'un esprit si artistique, si sentimental. 

Elle ne pouvait que fermer les yeux, maudissant sa petite taille, la vue complètement bouchée par une haie d'adultes bien plus grands qu'elle, essayant désespérément de se raccrocher à sa partition pour réussir à chanter sa partie en même temps que son pupitre de soprano, bien trop distraite. 

La fin de la  pièce arriva, et le choeur se rassit, tandis que Silbervolgen allait s'asseoir, au plus grand plaisir d'Arlette, sur un côté de l'estrade, où elle avait pleine vue sur sa longue silhouette vêtue d'un costume bleu marine, visiblement sur-mesure, assorti d'une cravate prune.

Ne pouvant s'en empêcher, elle le détailla longuement. 

Quelle que soit la différence d'âge qui les séparaient, elle l'avait indéniablement toujours trouvé très beau. 

Grand, mince, le teint clair, les yeux d'un bleu admirable, comme délavé, il y avait chez lui un charisme indéterminable, que le temps n'avait aucunement altéré. Sa courte barbe van dyke et ses cheveux courts, d'un gris soyeux, dont quelques mèches barraient son front haut, ne donnaient, aux yeux de l'adolescente, que plus de charme à son visage à la fois doux, rêveur et volontaire. 

Il était pensif, les mains croisées sur le volute de son instrument, fixant le chef de son regard alerte derrières les verres de ses lunettes. Son annulaire gauche - dépourvu, comme Arlette l'avait noté il y a quelques années, de toute alliance - tapotait négligemment le rythme sur le bois de l'instrument. 

Arlette détourna le regard avec un pincement au coeur. Comment pouvait-elle l'ignorer, alors que sa personne tout entière respirait la hauteur de son esprit, la beauté de son talent ? Elle aurait aimé passer outre, mais, au fil des années, elle en était venue à l'aimer terriblement. Passant outre le fait qu'il faisait parfaitement son âge. Cinquante-deux ans. 

Et elle aurait tout donné pour que leurs regards viennent simplement à se croiser. 

Pourtant, quelle raison y aurait-il à cela ? Ils n'étaient dans la même pièce qu'au cours de répétitions éparses, ou bien de quelques concerts, et si Arlette chantait dans le chœur, derrière plusieurs rangées d'artistes, lui était en plein sur l'avant-scène, sous le feu des projecteurs. Même dans les couloirs, quand elle l'apercevait de temps en temps, il était en pleine conversations avec une troupe d'autres musiciens au moins à moitié aussi prestigieux que lui. Comment un artiste reconnu, acclamé, génie et maestro ayant plus de trois fois son âge pourrait-il s'intéresser, rien que pour lui adresser brièvement la parole, à une petite lycéenne stupide et idéaliste aux résultats moyens et au talent médiocre. 

Et qui, accessoirement, faisait une fixation sur lui. 

Elle soupira, et froissa la page de partition qu'elle tenait entre ses doigts froids. Arlette se rappelait des moindres détails de leur rencontre...

Elle se plongea, comme souvent, dans ses souvenirs.

                                                                                *°*°*

Deux ans plus tôt...

Arlette se précipita dans le couloir, le souffle court. En retard, terriblement en retard !

Elle bifurqua dans le couloir bondée. L'audition qu'elle passait aujourd'hui était très importante, comment avait-elle pu se tromper d'horaire ?! Et ce fichu auditorium, qui se trouvait dans une partie des immenses locaux qu'elle ne connaissait pas du tout ! Beau cadeau pour ses quinze ans qu'un examen !

La jeune fille traça un chemin dans la foule, tête baissée, quand soudain, un coup de coude lui fit lâcher le folio plein de partitions qui vola et s'écrasa au sol, répandant son contenu sous le regard médusé de sa propriétaire, qui se baissa rapidement pour tenter de rassembler les partitions, mais dans la cohue ambiante, les passants les piétinaient sans même un regard.

- Laissez-moi vous aider, Mademoiselle.

Arlette leva les yeux au son de cette voix douce, grave et un brin voilée, marqué d'un léger accent allemand, et rentra en contact avec un regard bleu, franc et profond.

Elle sentit immédiatement un léger trouble s'emparer d'elle devant ce visage calme et intelligent et cette prévenance mais se reprit vite et attrapa les feuillets qu'il lui tendait en balbutiant un "merci beaucoup" ténu.

L'adolescente se leva aussitôt et s'échappa, disparaissant dans la foule.

Alors qu'elle se pressait pour arriver à temps, elle avait la vague impression d'avoir déjà vu ce visage qui lui paraissait si familier, mais elle ne s'était pas assez attardée pour le reconnaître.




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