Joseph prit la résolution d'aller voir Arlette dès la fin de la journée. Il ne pouvait se résoudre à la voir dans cet état.
L'après-midi durant, il l'observa discrètement. Que pouvait-il faire ? Il n'était qu'un musicien parmi d'autres qui gravitaient autour d'elle.
Pourquoi était-il si chiffonné par les états d'âme d'une adolescente, d'abord ? Ça ne lui ressemblait pas. Il soupira, se passant une main dans les cheveux.
Das war's, je cherche juste à ce que ses émotions ne perturbent pas son travail.
Il avait l'impression d'entendre dans sa tête la petite voix moqueuse de sa conscience le détromper.
Le musicien eut un sourire sans joie, et son regard se porta à nouveau sur son collègue, un professeur de formation musicale qui tentait de faire reproduire un rythme complexe aux étudiants. Enfin, le bruit sourd des doigts qui claquaient s'arrêta, et les jeunes artistes se mirent à remballer leurs affaires et sortir.
Il repéra immédiatement la jeune fille qui se défilait, le dos courbé. Elle était en train d'échanger quelques mots avec ses camarades de master-class, puis elle tourna les talons et s'éloigna. Sans perdre un instant, Joseph sortit et s'engagea dans le couloir pour la rattraper. Il devait lui parler, il le sentait.
Le violoncelliste l'aperçut. Elle était immobile, dos au mur dans l'encadrement d'une porte, attendant vraisemblablement que le flot de musiciens soit passé.
Il la rejoignit en quelques secondes, et elle leva le regard vers lui en l'entendant approcher.
- Arlette ? Pourrions-nous... Pourrions-nous parler ?
Elle le scruta quelques instants, hésitante, puis hocha la tête.
- Viens, s'il te plaît.
Il commença à traverser la foule, sa jeune protégée sur ses talons, puis ouvrit une porte et la laissa entrer dans un studio inoccupé.
Arlette s'assit sans dire un mot, tandis qu'il resta debout, les avant-bras appuyés sur le dossier d'une chaise, face à elle. Son regard était franc, aussi limpide que du cristal.
- Il serait indiscret de demander ce qu'il se passe... Néanmoins, je pense qu'il est nécessaire que tu saches que s'il y a un problème, où quoi que ce soit d'autre, tu peux t'adresser à moi.
La jeune fille sembla réfléchir un instant, puis eut un pâle sourire.
- Je... Je vous remercie. C'est très attentionné de votre part.
Elle semblait si fragile, si bouleversée. Il chercha un instant ses mots, et planta son regard dans celui de son interlocutrice. L'effrayer était la dernière chose que Joseph souhaitait, mais il s'inquiétait sincèrement.
- Arlette... Vas-tu réellement bien ?
Son regard, à ces mots, se teinta d'une douloureuse lueur. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit, comme si articuler ce qu'elle avait sur le cœur était impossible. Elle détourna le regard, puis se redressa :
- Je crois. Une dispute, avec une amie... Rien de plus.
- Ich verstehe... C'est si grave que cela ?
- Le sujet était... dur à aborder.
Sa voix était tremblante, comme si le point était très sensible, et son visage était blanc comme un linge. "S'il savait, s'il savait", se disait-elle en son for intérieur, se sentant de plus en plus mal.
Il la quitta enfin du regard, et, à sa plus grande surprise, vint s'asseoir à ses côtés, fixant le vague de ses beaux yeux bleus.
- Je ne prétends pas te connaître, mais je sens que tu es peinée. Quand tu chantes, cela s'entend. J'aimerais t'aider, le sais-tu ?
- Oui, je... je sais.
Elle plissa le nez, et reprit, avec une voix d'enfant apeurée :
- Je sais que lorsque je suis... trop prise par mes émotions, je perds le peu de technique que je possède, et le résultat est encore moins brillant... Mais... J'ai... j'ai si mal travaillé ?
- Non, non, bien sûr que non, s'exclama vivement le violoncelliste, la regardant intensément. Bien au contraire... Arlette, le désespoir et les épreuves font partie de la vie ! La jeunesse en est remplie - son ton se fit plus doux - et Dieu sait que beaucoup de musiciens ont traversé des choses qui ont forgé leur talent. Arlette, tu sais que chaque épreuve que tu traverses deviendra un pan de ce que tu offriras par la musique, et, crois-moi, la mélancolie est un excellent moteur de chef-d'œuvre.
Il avait un ton bien plus léger, et un sourire en coin était apparu sur ses lèvres fines. Arlette, quand il parlait, oubliait tout.
- Prends Purcell, reprit-il. Purcell a perdu son père dans sa petite enfance, a vécu le puritanisme, la peste noire, le grand incendie de seize cent soixante-six... Cela l'a-t-il empêché de composer le Roi Arthur, Didon et Enée, The Fairy Queen ? Non, bien sûr, et il a puisé en lui certaines des plus grandes plaintes du répertoire baroque. Non, je ne crois pas que les émotions soient quelque chose de nocif pour une interprétation. Au contraire, la façon dont tu les fais ressortir est ce qui fait de toi la musicienne que tu es. Bref, je m'égare, mais ne doutes pas de toi.
Comme il parlait avec passion, avec éloquence ! La façon dont il s'exprimait avait toujours eu le don de subjuguer la jeune musicienne. Elle réfléchit quelques secondes à ce qu'il venait de dire, captivée. Dans ses yeux, ce qu'elle voyait n'avait pas de prix. Un léger sourire passa sur ses lèvres.
- Vous... vous avez raison. Je suis désolée. Merci beaucoup.
- Voyons, ne me remercie pas. Au contraire, je... je te suis grandement reconnaissant pour ton aide.
Elle se leva et hocha la tête, les joues roses, et s'apprêtait à le saluer quand il se dressa à son tour, la surplombant de toute sa hauteur. Le musicien plongea son regard dans celui de la jeune fille, et elle sentit son coeur s'accélérer.
- Arlette ? Puis-je te poser une question ?
- Ou..oui, balbutia-t-elle, troublée par leur proximité.
- Que voudrais-tu faire plus tard ?
La question, posée sur un ton doux, sembla prendre de court l'adolescente, qui resta coite un instant, avant d'ouvrir la bouche, cherchant ses mots.
- Je... Je ne crois pas... bredouilla-t-elle, hésitante, mais, si j'en avais les capacités... je voudrais être...
- Chanteuse, n'est-ce pas ?
Elle referma la bouche aussi sec, surprise.
Joseph se maudit de manquer de tact à ce point, mais, étrangement, en sa présence, il se sentait terriblement maladroit. Elle le désarçonnait, elle l'intriguait, il ne pouvait le nier.
- Excuses-moi, je suis intrusif. Je...
- Non, non, s'exclama-t-elle, ses yeux se mettant à briller, vous avez raison... Je voudrais devenir chanteuse lyrique.
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- Dissimilarity -
Romans{ HISTOIRE TERMINÉE } Arlette, jeune passionnée de musique d'à peine dix-sept ans, vit la tête pleine de rêves, et comme dans toutes les histoires d'adolescents, elle est amoureuse ; rien de très étonnant. Si l'on oublie le fait que cet amour soit d...