Épilogue : ...Geh' ich mit Freuden

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Enfin, ses paupières se rouvrirent, et elle tressaillit en apercevant celui qu'elle avait souhaité de toute son âme revoir : sa silhouette élancée se découpait dans la clarté grise de cette fin d'après-midi de printemps, face à la stéréo qui diffusait les dernières mesures du mouvement.

Elle le trouvait encore une fois face à la fenêtre, dans cette position méditative si caractéristique, presque exactement cinq ans après leur avant-dernière entrevue.

Joseph ne l'avait pas entendue, ce qui était compréhensible aux vues de l'espace sonore qu'occupait le son de l'enceinte.

Peut-être percevit-il un mouvement. Peut être était-ce un instinct bien plus profond qui le poussa à sortir de son immobilité.

Toujours était-il qu'il s'anima, et Arlette sentit sa respiration s'arrêter tandis qu'il se tournait très lentement.

Ses yeux s'arrondirent légèrement, mais il ne parut ni stupéfait, comme on aurait pu s'y attendre, ni même surpris. C'était tout comme s'il savait, et en cherchant bien au fond d'elle, elle se rendit compte qu'elle aussi s'était toujours attendue à ce que leurs chemin se recroisent.

Il resta un instant sans aucune réaction, tout-de-même un peu pris de court.

Puis leurs regards se croisèrent, pour la première fois depuis une éternité.
Bleu et argent, donnant à ses pupilles un aspects presque délavé pour lui, brun et or, d'une nuance donnant l'impression de tirer sur le rouge pour elle.

Il est inutile de préciser le flot de sentiments et de souvenirs qui traversa Joseph comme Arlette.
Cette dernière, en voyant une joie si franche et profonde dans les yeux de l'allemand, se rendit compte d'une chose :

Toutes ses résolutions, venir se confronter à sa jeunesse pour passer à autre chose, lui montrer qu'elle n'était plus la même, qu'elle allait de l'avant, puis se prouver la futilité de ses sentiments adolescents, que cette histoire avait trouvé sa conclusion sur un quai de gare cinq ans auparavant...

Tout ceci n'était qu'une illusion : son subconscient s'était joué d'elle, car depuis des années, son seul souhait était de croiser à nouveau son merveilleux regard, d'entendre à nouveau sa voix suave, son délicieux accent, et son jeu inoubliable, sur le violoncelle baroque dont elle reconnaissait désormais le son boisé comme l'extension de la pesonne même de son propriétaire.

Ils se détaillèrent longtemps l'un l'autre, la respiration erratique, le coeur battant.
Joseph, lui, sentit une pointe d'étonnement surgir en lui en voyant Arlette, la nouvelle Arlette.

Sa silhouette avait beaucoup changé : il ne lui restait que le souvenir de la jeune fille frêle et amaigrie après sa sortie de dépression. Elle avait sans doute pris quelques centimètres, et une bonne quinzaine de kilos, ce qui lui conférait désormais une silhouette très féminine qui le décontenança.

Sa chevelure d'un flamboyant auburn étaient coupés en un carré net et court : disparue, l'épaisse crinière qui faisait naguère sa fierté : mais sa nouvelle coiffure mettait, il fallait le dire, admirablement en valeur les courbes de son cou.

Joseph n'avait pas changé, bien qu'il sembla à Arlette que sa chevelure grise se soit éclaircie. Il gardait son port aristocratique, son regard franc, son charisme.

Elle était adulte, mais pourtant... elle n'avait pas réellement changé. Presque pas. Son regard le prouvait.

À l'instant où leurs regards s'étaient croisés, toutes les résolutions d'Arlette avaient volé en éclat :

Elle pensait que le temps, comme les vagues effacent les mots d'amour inscrits sur le sable d'une plage, effacerait ses malheureux sentiments.

Mais le brasier qui brûlait doucement au fond d'elle s'était rallumé, plus ardent que jamais, si bien que Joseph aurait juré voir danser des flammes dans son regard.

Ils étaient l'un comme l'autre incapables de dire un mot, tout à l'intense bonheur des retrouvailles. L'avenir, soudain, paraissait s'éclairer.

Leurs regards ancrés l'un dans l'autre reflétaient le même sentiment mutuel et inconditionnel.

Les derniers accords furieux résonnèrent dans la pièce, puis le silence se fit. Mais Joseph ne ressentait plus le besoin de combler le vide intérieur l'habitant depuis son départ.

Comme l'eau bouche un trou sur la plage lorsque remonte la marée, le simple retour d'Arlette semblait avoir remédié à ses maux.

Plus besoin de combler ce vide par des vibrations assourdissantes : celles de son coeur suffisaient amplement.

Après tout, peut-être n'était-il pas si vieux que cela...

Ils restèrent un long moment les yeux dans les yeux, sans rien dire. Une musique bien plus douce et sereine résonnait désormais à leurs oreilles.

Ils prennait conscience de la distance entre eux, la savouraient une dernière fois.

Car ils savaient aussi bien l'un que l'autre qu'à l'instant où ils s'élanceraient l'un vers l'autre, plus rien ne les séparerait jamais.

- Dissimilarity -Où les histoires vivent. Découvrez maintenant