Chapitre XL : Intuition

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L'humiliation, à partir de ce point, fut quotidienne. Les adultes ne remarquaient rien. Les adolescents y prenaient une part active, à l'exception de la petite bande qui se formait autour d'Arlette. Mais, là encore, que pouvaient quatre adolescents un peu marginaux face au mur d'incompréhension, d'indifférence et de méchanceté qui emprisonnait lentement leur amie ? 

Arlette n'était, la première semaine de ces persécutions, pas sortie de la distance mélancolique qu'elle ne quittait plus. Cachant que chaque nuit, elle étouffait dans la pénombre ses sanglots. Son angoisse le matin grandissait, pour culminer lorsqu'elle passait les portes du lycée. 

Là, elle croisait souvent Andreas, Gaëlle et leurs sbires. Les persécutions redoublaient. Le harcèlement collectif avait laissé place, bien que les rumeurs obscènes circulâtes encore activement, à quelque chose de bien plus dur et vicieux : un petit groupe qui s'acharnait sur la malheureuse adolescente, ne lui épargnant aucun qualificatif, aucune avanie.

Son casier était couvert de grafitis. Quelqu'un avait, un matin, au cour de la pause, versé le contenu d'un tube de colle liquide dans son sac, rendant la moitié de ses cahiers bons pour la poubelle. Les moqueries affluaient. Mais au moins, tout cela se cantonnait à sa vie scolaire. Depuis que son compte avait été fermé sur Instagram, elle ne recevait plus cet afflux destructeur de messages haineux. 

Arlette sombrait, mais prenait bien soin de le cacher à la vue de tout le monde. Elle s'isolait, de plus en plus, fuyant l'inquiétude de ses amis. 

Tout va bien. Cela va passer.

Sabrya, ces derniers jours, lui avait expliqué plusieurs fois à quel point ce qu'elle vivait était grave, qu'elle devait en parler.

En parler. Mais pour qu'encore plus de monde soit au courant ? Pour que toute cette histoire prenne encore plus de place dans sa vie ? Pour que son secret soit révélé à tous, même à...

... Joseph ?

Jamais. Se persuader que tout allait bien, tout aller s'arranger prochainement était bien plus facile, au bout du compte, que de faire face à elle-même.

C'était pour cela qu'elle avait évité Joseph toute la semaine, ne se rendant pas plus à leur répétition du Vendredi soir qu'à celle du Mardi précédent, trouvant encore une fois un prétexte pour éviter de s'y rendre et de devoir passer une heure face à lui, même en présence d'Allison. 

Mais, à son plus grand désespoir, elle ne pouvait l'éviter éternellement, et c'est le coeur lourd et la gorge nouée d'appréhension qu'elle entra dans son studio le Lundi suivant. 

Elle le trouva absorbé, dans le coin de la pièce, par une conversation téléphonique. 

Il parlait très vite, dans un anglais animé et houleux. Son accent allemand, déjà bien présent en français, était encore plus marqué dans la langue de Shakespeare, au point qu'il en était presque incompréhensible. Il lui jeta un regard, s'apercevant de sa présence, et hocha la tête pour la saluer, avant de tourner à nouveau son attention sur son interlocuteur.

- Well, we will talk about it again. Thanks a lot, Amanda. Goodbye !

Le musicien raccrocha, et se tourna vers Arlette. 

Joseph sentit dès qu'il vit Arlette que quelque chose n'allait pas. Ses traits crispés, son visage d'une pâleur inquiétante... Il avait apprit à la connaître, à la décrypter, sans doute bien mieux que la plupart des gens qui la côtoyait depuis des années. 

Oui, à l'évidence, elle n'allait pas bien, et tentait d'afficher le contraire. Il sentit son inquiétude monter en flèche, tandis que son coeur s'emballait.

Depuis qu'il la connaissait, il se rendait de plus en plus compte qu'il ne contrôlait rien, rien du tout. Et être face à elle le remplissait toujours de ce flot d'émotions. 

- Tout va bien ? demanda-t-il d'un ton léger, tentant de masquer sa préoccupation. 

Arlette eut un sourire large, trop large pour être sincère :

- Très bien, Joseph, affirma-t-elle d'un ton enlevé, avant de se tourner pour attraper le pupitre et saluer Allison qui venait d'entrer.

Le coeur de celui-ci rata un battement. Elle avait évité son regard.
Arlette, d'ordinaire, aurait plongé ses prunelles flamboyantes dans les siennes, et lui aurait laissé entrevoir, à travers ce regard d'une franchise absolue, son âme. 

Elle ne l'avait pas regardé dans les yeux.

Elle mentait. Quelque chose n'allait pas. 

Il sentait cette certitude résonner au plus profond de lui-même.

Allison s'installa au piano, et la voix d'Arlette s'éleva. Oh, elle chantait admirablement, comme toujours. Mais quelque chose sonnait terriblement creux. 

C'est la pensée qui envahit son esprit tout au long de la répétition, et qui l'habitait encore quand il vit Arlette s'éloigner avec empressement à la suite de la pianiste à la fin, sans lui jeter un regard.

Resté seul, il soupira. Quelle idée étrange : Arlette traversait un âge compliqué, et il était parfaitement normal que son humeur soit fluctuante, ou qu'elle traverse des mauvaises passes.

Qu'allait-il donc s'imaginer ?! Ses déplorables sentiments lui jouaient des tours. Il soupira longuement. 

- Joseph, gutter Gott, tu n'es qu'un vieux fou...

Contenir ses sentiments était chaque jour un peu plus douloureux. Mais nécessaire. 

Tomber amoureux d'une gamine de dix-sept ans était intolérable. Même si Arlette Flavigny était loin d'être n'importe quelle gamine de dix-sept ans. Cette fixation devait cesser. Et il devait arrêter d'y penser. Parce que, en y songeant vraiment, il risquait de commencer à trouver légitime un penchant absolument révoltant. 

Arlette était bien plus que son âge : elle était vive, sensible, pleine d'humour, d'imagination et de ressource, altruiste, pétillante, créative et tant de chose encore. 

Mais éviter d'y penser était la meilleur chose à faire. Quitte à ne voir en lui rien d'autre qu'un pédophile. 

Certes, faire l'autruche restait bien moins dangereux.

Mais, plus les choses évoluaient, plus il avait du mal à discerner la direction que les choses prenaient. Une appréhension sourde lui nouait les entrailles. Et son intuition n'avait jamais menti.

- Dissimilarity -Où les histoires vivent. Découvrez maintenant