Arlette apparut dans les coulisses quelques minutes plus tard, tremblant comme une feuille.Joseph était déjà là : c'était bientôt leur entrée, et ils étaient seuls, avec seul les rideaux noirs qui les séparaient de la scène.
On entendait le chœur entamer les choeurs du célèbre Air du froid à la suite du célèbre ténor Thomas Lefebvre, invité éminent de cette soirée. L'avant-veille, à la générale, elle avait obtenu du chanteur un autographe, non sans remarquer le regard peu amical qu'il échangeait avec Joseph.
Elle leva la tête, son regard s'habituant à l'obscurité, et tomba en arrêt en croisant celui de Joseph.
Celui-ci se figea, et ils s'observèrent un instant, interloqué. Arlette eut envie de rire tant c'était absurde.
Le violoncelliste, par dessus sa chemise blanche et son veston en jacquard gris argent, sous sa veste de smoking noire, portait une belle et plus qu'originale cravate victorienne, exactement de la même teinte que l'étoffe prune de sa robe.
Il finit par se ressaisir et fit un pas vers elle, un sourire navré aux lèvres.
Devant sa mine contrite, Arlette haussa les épaules et sourit avec espièglerie.- Très belle robe, lâcha-t-il nonchalamment.
- Très belle cravate, reprit-elle sur le même ton.
Et alors, elle se mit à pouffer, relâchant enfin la pression.
Oui, songea-t-elle, si tu es avec moi, je ne crains plus rien.
Elle n'aurait jamais eu le cran de le lui dire en face, mais ses yeux flamboyants n'en disaient pas moins.
Le violoncelliste resta un instant à la contempler, subjugué. Il fallait dire qu'elle était belle, ce soir-là, terriblement belle.
Sa robe mettait en valeur son teint pâle et sa silhouette harmonieuse, faisant paraître ses yeux encore plus rougeoyants. Elle portait un discret trait de crayon noir sur les paupières, ainsi que du fard argenté et un rouge à lèvres clair. Des paillettes scintillaient sur ses tempes à chaque mouvement, tandis que les boucles d'oreilles en quartz en forme de gouttes qu'elle portait se balançaient au dessus des manches vaporeuses de son vêtement.
Dans cette tenue, elle aurait pu être n'importe quelle grande héroïne d'opéra, Alcina, Alceste, Didon, Marguerite, Violetta, Carmen ou Norma comprises. Mais elle était simplement elle-même, et après tout ce qu'elle avait traversé, il savait combien cela était important.
Il entendit le chœur entamer la Passacaglia du King Arthur . Décidément, le programme était au baroque, ce soir-là. Mais pourquoi fallait-il que les paroles soient si suggestives ?!
La musique parlait tout le temps d'amour, et il ne put s'empêcher de se dire que c'était très à propos. Il aimait Arlette, et elle avait maintes fois prouvé qu'elle l'aimait en retour. Le moment était venu de l'accepter, même s'ils étaient condamnés au malheur de ne jamais pouvoir éprouver librement ce qu'ils ressentaient.
How happy the lover,
How easy his chain!
How sweet to discover
He sighs not in vain.
Joseph s'arracha à sa contemplation, et lui sourit une dernière fois ;
- Je sais que tu as peur, murmura-t-il à son oreille, mais tu vas briller.
Arlette hocha la tête, tressaillant en sentant sur sa peau son souffle chaud, et trouva dans ses yeux bleus qui luisaient dans la pénombre la force de se redresser.
Joseph attrapa son violoncelle et son archet, et s'assura d'un regard qu'elle le suivait bien.
C'était là le point culminant de sa vie d'artiste : il allait révéler au monde un talent inconnu, sûrement une des meilleures musiciennes de sa génération.
Et pour elle, ce n'était ce soir que le commencement. Les dernières notes de l'orchestre résonnèrent, faisant place au silence. Arlette inspira, expira. Son cœur battait à toute allure. Joseph resserra d'une main le nœud de sa cravate, imperturbable. Elle ferma un instant les yeux, puis les rouvrit, éblouie par la lumière des néons face à elle. La silhouette de Valdor se découpait dans la clarté blanche.
Le regard de la jeune chanteuse se tourna de nouveau vers celui qui était à l'origine de tout. Joseph hocha la tête: il était temps.
Ils s'avancèrent côte à côte, et entrèrent ensemble sur scène.
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- Dissimilarity -
Romance{ HISTOIRE TERMINÉE } Arlette, jeune passionnée de musique d'à peine dix-sept ans, vit la tête pleine de rêves, et comme dans toutes les histoires d'adolescents, elle est amoureuse ; rien de très étonnant. Si l'on oublie le fait que cet amour soit d...