Chapitre I : Arlette

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Arlette Flavigny était loin d'être une adolescente comme les autres.

De l'avis de beaucoup de monde, y compris ses parents, ses camarades et ses professeurs, elle était même complètement en décalage.
Car Arlette avait une personnalité aussi originale et haute en couleur que le laissait prédire ce prénom vieillot dont ses comparses se moquaient volontiers.
Et Arlette passait son temps à rêvasser au fantastique destin qui l'attendait.

Rien n'aurait pourtant pu prévoir une destinée si hors du commun pour quelqu'un comme elle, qui, bien que pourvue d'une originalité certaine, baignait dans un univers désespérément morne et banal.

Rien n'aurait non plus pu prédire les ennuis qui l'attendaient, et ce qui la conduirait, à peine quelques mois plus tard, à tenter le saut de l'ange du haut d'un immeuble de six étages.

Non, pour l'instant, Arlette, à peine dix-sept ans, un petit mètre soixante, avec sa chevelure brun-roux, son prénom jugé ridicule, vestige des convictions politiques de jeunesse de ses parents, ses calepins noircis de notes et ses écouteurs rafistolés à grand renfort de scotch, menait, bien que d'une nature plutôt mélancolique, la vie d'une lycéenne tout ce qu'il y avait de plus normale.

Qu'aurait-il pu y avoir, d'ailleurs, pour la pousser dans un jour encore lointain, dans les bras du désespoir ?

Eh bien, Arlette avait un secret, un terrible secret, qui, pour l'instant, était seulement au stade de soucis marquant sur son front ce pli sérieux, et voilant ses yeux bruns d'un doux voile brumeux, mais qui des années durant, la torturerait sans relâche.

Ce jour-là, elle réfléchissait, griffonnant au fond de la classe des petites notes de musique sur son cahier de mathématiques. Pourquoi s'intéresser aux cours tant le monde créé par son imagination était vaste ? Le bruit de la pluie la fit tourner la tête pour plonger son regard rêveur à travers la fenêtre. Pourquoi pleuvait-il si souvent ? C'était comme si le temps, à l'extérieur, reflétait ses humeurs et les morceaux diffusés dans ses écouteurs cassés. Elle se plongea dans ses pensées, réfléchissant, les yeux dans le vague, à ce sujet.

Soudain, un poing s'abattit sur sa table, la faisant brusquement sursauter.

Flûte !

Ce fut tout ce qu'elle eût le temps de penser avant de se retrouver de nouveau en contact avec le regard furibond de son professeur.

Il semblait lui parler depuis un moment, maintenant, et comme à chaque fois, elle semblait ailleurs, et l'ignorait complètement. Elle le connaissait assez pour savoir que M. Madrigon n'allait, cette fois encore, pas passer outre.

De rires s'élevèrent de part et d'autre de la classe. Arlette avait l'habitude, mais elle ne put réprimer un soupir qui sembla encore plus énerver l'homme en face d'elle.

- Mademoiselle Flavigny, gronda-il, je supporte vos manquements depuis assez longtemps ! Je crois que vous outrepassez grandement la simple insolence. Regardez-moi ! s'écria-t-il, sa voix témoignant de sa colère. Vous avez au moins trois devoirs en retard à rendre depuis le début de l'année, que vous prétendez avoir oublié à chaque séance, et vos notes ne font que suivre votre niveau d'attention !

La jeune fille, sentant son coeur s'arrêter, ouvrit la bouche et se mit à balbutier quelques vagues excuses, tremblant sous le regard plein d'éclairs jeté sur elle.

- Je... je vous assure que...

- Dehors, la coupa-t-il, se redressant de toute sa hauteur.

- Mais...

Il se contenta tendre le bras vers la sortie, et la jeune fille, plus très bien maîtresse de ses gestes, se leva et rassembla pêle-mêle ses affaires dans son sac à l'imprimé musical.

Elle se leva, vacillante, et se dirigea vers la sortie, les larmes aux yeux. Les regards de vingt-cinq adolescents moqueurs lui brûlèrent la nuque au passage.

Arlette était, dans ce genre de situation, d'une timidité presque maladive.

Détournez le regard, détournez le regard, priait-elle intérieurement.

Enfin, la porte claqua derrière elle.

Après avoir fait quelques pas dans le couloir, l'adolescente se laissa lentement glisser contre le mur gris, cachant son visage entre ses mains.

Elle avait ce réflexe, à chaque fois qu'une émotion forte l'assaillait, d' immédiatement fondre en larme, que ce soit d'angoisse, de joie, d'énervement, de tristesse, de surprise. Personne ne semblait comprendre cette incapacité à retenir ce flot par lequel elle exprimait chaque émotion.

Relève-toi, Arlette, se gifla-t-elle mentalement.

C'était sa dernière heure de cours. De toute façon, un mot de plus ou de moins pour inattention, vu ce qu'elle amassait déjà dans son carnet de liaison... On n'était qu'en février, et pourtant, elle en entassait déjà une quantité phénoménale, au point qu'il ne restait plus que quelque page.

Arlette ne fait que rêvasser.

Les notes d'Arlette dégringolent.

Arlette s'intéresse à tout sauf au cours.

Arlette ignore sciemment quand on lui parle.

Arlette est complètement ailleurs.

Arlette.

Arlette...

Arlette !

°*°*°

- Arlette ! Qu'est-ce que tu fais là à cette heure ? Et tu n'avais pas de parapluie ?!

Sur le palier, Arlette, trempée de la tête au pied, assumait le regard à la fois agacé et soucieux de son père. Son silence parut le renseigner:

- Encore virée en plein cours ? C'est la deuxième fois ce mois-ci ! Et je ne compte plus les mots !

Il paraissait énervé, mais devant la mine abattue de sa fille cadette, il ouvrit d'une main la porte et l'invita à entrer en soupirant. Les plis sur son front montraient à quel point il était las. Cela peina Arlette. Elle aurait aimé être autre chose que son phénomène de fille, faisant jaser tout le monde par sa maladresse et son absence constante. Elle savait que s'il connaissait toute la vérité à son propos, il serait encore plus rebuté par elle.

Elle passa sous le bras de son père, chuchotant à mi-voix un bref "Merci, Papa", avant de monter au quatre à quatre les escaliers et de se réfugier dans sa petite chambre. Là, elle se contenta d'essorer rapidement ses cheveux dégoulinants d'eau dans une serviette, avant de s'enfouir à même le sol sous son plaid pour engloutir un nombre indécent de paquets de gâteaux. Elle s'en voulait pour tout. Pour n'avoir pas la volonté de refuser de se laisser guider par ses sentiments, d'avoir dit non. Pour être elle-même, pour être si... Arlette.

Quand on l'appela pour dîner, elle prétexta avoir la migraine. Elle ne voulait pas confronter ses parents, respectivement médecin et notaire, si doués, ayant si bien réussi dans la vie, ainsi que le regard de Sidonie, sa jeune sœur si bonne en maths. Elle enfila simplement un casque et écouta la seule chose à même de la calmer: la musique. Elle resta éveillée jusqu'à tard dans la nuit, grattant de toutes ses forces les paillettes sur ses ongles, comme pour effacer ce qu'elle était.

Elle regrettait avant. Avant, quand elle était une simple enfant, quand elle avait les meilleurs notes, quand ses parents étaient fiers de ses résultats, avant que ses sentiments au bord de l'implosion ne prennent toute la place. Avant...

Lui.

Arlette s'endormit en songeant que non, elle ne pouvait pas le regretter, lui.

- Dissimilarity -Où les histoires vivent. Découvrez maintenant