Chapitre LXXII : Scène

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Arlette sentait le temps ralentir, son sang battre, et puis le regard de Joseph et de toute l'assemblée sur elle alors qu'elle achevait le dernier air. Sa nervosité s'était envolée après l'entrée peu assurée du premier, de Rameau, puis la forte impression qu'avait produit l'air de Bach.

Joseph jouait le continuo, sachant s'effacer pour lui laisser tout l'espace dont elle avait besoin.

Car ce soir-là, sur la musique de Purcell, elle contait son histoire à la foule émerveillée.

Music for a while shall all your cares beguile.

Joseph, dès les premières mesures, sentit le public parfaitement conquis, suspendu aux lèvres de la merveilleuse musicienne qui se tenait à ses côtés. 

La jeune fille ne le regardait pas, elle fixait un point lointain, au delà de l'assemblée.  Mais pourtant, il l'entendait : elle l'écoutait, elle s'adressait à lui par dessus l'orchestre entier.

Arlette comme Joseph laissaient le peu de raison qui leur restait s'étioler, pour ne plus penser que par la musique. 

Le monde l'écoutait, les cœurs oubliaient de battre, parce que l'intensité qui se dégageait d'elle était telle qu'ils ne pouvaient que se perdre totalement dans l'écoute. 

Arrivé aux dernière mesures du morceau, il laissa les notes s'étirer sur l'ornement complexe qu'elle exécuta avec brio, puis sur un aigu d'une profondeur telle qu'il sentit la salle, comme lui, cesser de respirer.

Sa voix s'amenuisa, en même temps que le dernier accord, et il vit très nettement une larme glisser sur sa joue, aussi rapide et fugace que l'instant. 

Il y eu un long moment e silence où tous fixaient la jeune musicienne, son collègue violoncelliste, et le chef, éberlués. 

Soudain, un applaudissement rompit le silence, dans la salle, au premier rang. Arlette, ramenée à la réalité, baissa le regard, et reconnut sa sœur, entre Gabrielle et Auguste Flavigny.

Sidonie, malgré ses airs de petite peste, applaudissait avec enthousiasme son aîné, suivie bientôt de ses parents, puis de la salle entière. 

La foule acclamait les musiciens dans un roulement de tonnerre, et, n'osant pas y croire, elle s'inclina rapidement, et se tourna pour aller discrètement rejoindre le chœur.

En passant, elle vit Samuel Valdor hocher la tête, approbateur, et croisa le regard humide de Joseph. 

Celui-ci lui adressa un sourire ému, auquel elle répondit, rougissante. 

Une fois qu'elle eut rejoint son pupitre, elle se plaça entre ses camarades, redevenue une choriste. Du pupitre de mezzo, Soledad lui adressa un regard plein d'admiration, qu'elle ne sut vraiment interpréter. Sabrya arborait un grand sourire, et Timothée avait les yeux humides. Tout cela ressemblait bien trop à un rêve.

Joseph, enfin, s'avança vers le pupitre du chef ; Valdor lui céda sa place pour aller se placer au piano, et Purcell disparut, pour laisser place à Haydn, puis Mozart.

Le concert continua, Joseph donnant le rythme à l'immense chœur et aux deux orchestres mêlés, les professionnels confirmés et la nouvelle génération de musiciens, ensemble.

Joseph se donna corps et âme ce soir-là, et Arlette aussi, comme beaucoup d'autres. Après tout, c'était cela, être musicien. D'autres solistes intervinrent, mais, de l'avis de toutes les revues musicales qui paraîtraient le lendemain, aucune prestation n'égalerait celle de la chanteuse et du violoncelliste. 

* La musique pour un instant
Apaisera tout vos tourments.

Purcell, Œdipus 


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