PROLOGUE (2)

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Un homme surgit au seuil de la porte, encore à moitié plongé dans l'obscurité qui noyait le couloir étroit derrière lui. L'ampoule bleutée creusait encore plus les traits de son visage ciselé, et renforçait le châtain de sa chevelure hirsute. Il avait une courte barbe lisse zébrée de blanc, et des petits yeux ténébreux qui hésitaient entre le bleu et le noir. Sa blouse blanche de chirurgien lui procurait un air spartiate.

— C'est beaucoup mieux, opina Allison Mortensen en sortant les mains de la dépouille mortelle. Alors, tu disais ?

— Il s'appelle Warren Eastwood, et il sera interné demain matin au Widburton Memorial Hospital de Londres, continua Yan McFarland, toujours tenu à l'entrée de la pièce.

— Londres ? s'émerveilla Allison en s'essuyant les mains. Enfin, des vacances loin de Paris. Je n'attendais que ça.

— Ce ne sont pas des vacances, l'avertit durement le châtain en avançant vers elle. Le patient souffre d'une insuffisance coronarienne génétique, et doit se faire poser un pacemaker après-demain. Il devrait sortir de l'hôpital le lendemain de son opération, ce qui te laisse une marge de trois jours pour accomplir cette mission.

— Trois jours pour le tuer, c'est largement suffisant.

— Il vient d'avoir trente-sept ans, informa Yan en tendant une petite photo à Allison. C'est un fleuriste assez réputé de Dorchester, où il tient une pépinière que lui ont laissée ses parents avant de mourir. Son petit frère veut récupérer cet héritage, alors il a fait appel à l'Agence pour qu'on élimine l'obstacle sur son chemin.

— Il est beau, guigna Allison en examinant de plus près l'image froissée. Il ferait un cadavre séduisant...

— L'effort d'abord, le réconfort après, grommela son mentor en écrasant du doigt un asticot qui rampait hors de l'une des narines du cadavre.

Sa maxime fit glousser Allison. Yan McFarland était dur avec elle, bien entendu. Après tout, s'il ne l'avait pas été, cette jeune fille ne serait pas l'agent brillant et exceptionnel qu'elle était aujourd'hui. Il avait toujours su la pousser à donner le meilleur d'elle-même, ou plutôt le pire vu les circonstances.

Aujourd'hui, Allison était peut-être la recrue la plus terrifiante de l'Agence. Aujourd'hui, on se vantait de la connaitre, avec toujours un soupçon de crainte. Son regard faisait trémuler même le plus intrépide des criminels, et le tranchant de son bistouri avait une réputation qu'on expliquait plus.

Cette Allison était sa création, et il l'aimait plus que tout. Il était capable de tuer pour elle, d'ailleurs ne l'avait-il pas déjà fait naguère ?

— Tu m'aides à amener ce corps au crématorium ? fit-elle en s'essuyant les mains. L'odeur devient insupportable, même pour moi.

Ils longèrent ensuite un couloir sombre et tortueux qui s'étendait à perte de vue, avec des portes de bois circulaires espacées d'une quinzaine de mètres les unes des autres. Des ampoules brillaient au plafond, illuminant les murs graveleux repeints de vert épinard et de gris.

L'endroit ressemblait à une gigantesque fourmilière, avec ses multiples troués et ses galléries de forme arrondie. Le tunnel principal, reconnaissable à son chemin de fer incrusté au sol de grès, communiquait avec une cinquantaine d'autres qui s'étendaient sur des kilomètres, délimités par la Seine au Nord et les catacombes de Paris au Sud.

Un système d'aération avait été installé au centre du sous-sol, il ventilait et filtrait l'air souvent pollué d'émanations toxiques. D'ailleurs, il flottait ici une douce odeur d'hydrocarbures aromatiques, comme celle des parkings souterrains. Le puits d'aération débouchait près de Saint-Malo, sur une plateforme installée au milieu des eaux la Manche, à 525 kilomètres de là.

L'ACD avait vu le jour en 1800, quand la populace mondiale avait dépassé la barre symbolique du milliard. La surpopulation était un terme qui faisait déjà bien peur, et un consortium mondial s'était mis en place pour pallier à ce déséquilibre entre le taux de natalité et celui de la mortalité.

L'Agence avait été mis sur pied au terme de ces échanges secrets, avec pour mission d'éliminer la racaille qui occupait de l'espace pour rien. Encore aujourd'hui, il était rare qu'on tienne pour responsable un chirurgien, quand son patient mourrait. Il était déjà de pensée commune que la mort ne pouvait pas toujours être vaincue, personne n'aurait pu se douter qu'on pouvait former des médecins à la provoquer.

C'est ainsi que les années passaient, et toujours subsistait l'Agence des Chirurgiens de Dieu.

— C'est une mission très importante, Allison.

— Je sais.

En réalité, Yan ne doutait pas des capacités de sa recrue. Il l'avait forgé, modelé, ponçant même jusqu'à la plus petite aspérité qui aurait pu ternir son blason. Il l'avait doté du plus solide des écus, son bistouri était une arme redoutable dont elle savait se servir.

Elle était une chirurgienne de Dieu, elle l'était même depuis longtemps. Cette mission n'était qu'une formalité. Néanmoins, ce n'est pas pour cela qu'il devait baisser la garde. Le risque de se louper était faible, mais les conséquences seraient dramatiques.

— Si tu échoues, tu te feras tuer.

— Il n'y a aucune raison pour que j'échoue. Le record de meurtre le plus rapide était de quatre heures, c'est bien ça ?

— Tu n'es en compétition avec personne ici. Prend ton temps !

— Avant demain soir, j'aurais tué ce Warren Eastwood ; et rien ni personne ne pourra m'en empêcher. Je vais en Angleterre, Yan. S'il te plait, ne me gâche pas ce plaisir.

— L'Agence a alloué le jet pour toi. Tu quittes Paris ce soir à dix-huit heures. Soit prête. Un appart t'attendra sur place. Il est un peu grand, mais tu t'y feras.

— Tu me gâtes beaucoup trop, se moqua Allison Mortensen en soupirant bruyamment. On dit que Londres c'est la ville des fantômes, remarqua-t-elle. Je ne sais pas pourquoi, mais je sens déjà que j'y serai à ma place.

LES CHIRURGIENS DE DIEU tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant