CHAPITRE 8 (1)

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— Lame de vingt-trois.

L'infirmier instrumentiste obtempéra et passa le bistouri à Allison. Celle-ci traça une fine incision au niveau de la clavicule gauche de Warren. Un filet rouge coula et se mêla à la Bétadine. Elle hasarda un regard vers la cheffe de l'autre côté du billard.

Derrière son masque jetable, Geffrah Winfrey demeurait imperturbable. Elle observait chacun des mouvements d'Allison avec la plus grande concentration. Warren non plus ne quittait pas la chirurgienne du regard. Étant sous anesthésie locale, il avait les yeux grands ouverts et l'esprit vif.

De la peine, pensa Allison. Son regard était empreint de peine. Le désir avait disparu, mais l'amour était toujours là. Elle le voyait. A chaque fois qu'elle croisait son regard, elle voyait cet élan d'amour qui ne la laissait décidément pas indifférente. Mais l'amour ne suffisait pas à masquer sa peine.

Il venait de se prendre un gros vent juste avant son opération. Le timing était loin d'être parfait. Mais il y avait de tas de choses imparfaites dans ce monde. On n'avait pas toujours ce qu'on voulait dans la vie. Il fallait parfois apprendre à se battre.

Warren était mignon. Son corps entier était recouvert d'une quantité non-négligeable de masse musculaire, et il avait un regard aussi transparent qu'on aurait dit l'eau bleue d'une plage caribéenne. Il était splendide, sensible, et ses lèvres à elles seules étaient douceur et pêché.

— J'aurai besoin de plus de visibilité, tonna Allison, alors qu'une infirmière de bloc abaissait la lampe scialytique au-dessus de la plaie.

Au moins, il fallait voir le bon côté des choses. Elle avait annoncé une mauvaise nouvelle au patient avant l'opération ; le risque de complications devait donc être élevé, non ? Il le fallait, de toute façon ; elle était à l'intérieur de son corps, elle allait passer aux choses sérieuses.

À nouveau, elle regarda son patient dans les yeux. Pour une dernière fois, elle plongea dans l'océan azuré qu'il avait à la place des iris. C'était un regard d'adieu. Elle allait le tuer, maintenant...

***

Le cerveau était décidément l'organe le plus intéressant du corps humain. Le plus grand ordinateur de tous les temps, contenu dans un boitier d'à peine soixante centimètres de périmètre...

Fascinant.

Depuis toujours, Iris Danvier était captivée par les microsystèmes biomédicaux. C'était tellement passionnant de tuer grâce aux nouvelles technologies. C'est ainsi qu'elle avait fini par s'éprendre de neurochirurgie.

Elle voulait savoir comment contrôler cet organe, comment le pénétrer, le maitriser de fond en comble. Chaque connexion représentait une histoire à étudier, et il y en avait au moins dix mille milliards ; de quoi occuper toute une vie.

Elle ne voulait pas devenir neurochirurgienne, mais étudier le cerveau faisait partie de ses domaines de recherche. Devant l'adolescente se trouvait le crâne ouvert d'une jeune dame, présentant un cerveau grisâtre tout ridé.

Tout près d'elle, il y avait une demi-dizaine d'ordinateurs, et un amas de fils électriques branchés à un ordinateur encore plus volumineux que les autres. De temps à autre, un bip sonore résonnait dans la grande pièce vide.

— Comment à un si jeune âge, tu arrives à ouvrir des crânes avec autant de facilité ? demanda une voix via l'interphone de l'observatoire.

Iris leva le regard et croisa celui du métis au sourire ravageur qui rôdait dans l'Agence depuis deux jours déjà.

— La scie électrique, répliqua-t-elle. Tu connais ?

— Je me présente, Easton Eastwood.

— Et moi, continua l'adolescente, j'ai le bistouri à deux millimètres du chiasma optique de cette jeune femme. Et je ne veux surtout pas la rendre aveugle. Alors, que veux-tu ?

— Aveugle ? ricana Easton. Elle est morte, si je ne m'abuse.

— Oui. Mais morte, c'est encore mieux que morte et aveugle ; tu ne trouves pas ?

Pendant un instant, Easton perdit ses mots, frappé par la vivacité d'esprit de la jeune Iris. Il en avait déjà entendu parler. Malgré la jeunesse du médecin, sa renommée se répandait déjà au sein de l'Agence comme une trainée de poudre.

Elle avait été forgée dans un moule d'assassin dès son jeune âge. Elle faisait partie d'une génération nouvelle, un produit encore jamais expérimenté avant. Cela le conforta dans l'idée qu'elle serait le pion idéal dans son plan...

— Que veux-tu ? réitéra la demoiselle d'un air impatienté.

— J'ai entendu dire que tu es la seule recrue ici capable d'infiltrer n'importe quel système informatique.

— Pourquoi ?

— Ça fait également de toi la seule capable de tuer n'importe qui sans même l'approcher...j'ai un service à te demander, avoua son interlocuteur à travers l'interphone.

— Comme tu peux le voir, j'étudie l'hypothalamus de ce cerveau mort, dans l'espoir de reproduire son fonctionnement de façon électronique. Je crains de ne pas avoir du temps pour toi.

— Et si je te proposais de te donner enfin la place qui te revient de droit ? 

Iris leva à nouveau le regard sur l'homme dans l'observatoire, partagée entre amusement et intrigue.

— Toi ? rigola la brune.

— J'ai entendu parler de toi, Iris Danvier. Je sais à quel point tu es douée et brillante. Mais je sais aussi que tu en as marre d'être dans l'ombre d'Allison Mortensen. Tu maitrises l'une des spécialités les plus difficiles de l'Agence, tu mérites de passer en tête du classement.

— Je te ferais remarquer que le docteur Mortensen n'est pas la plus douée que l'Agence ait connue. Il y a eu Margaux Chabbat, aussi.

— Et je peux te donner l'occasion de toutes les surpasser. Je vois en toi un potentiel que personne d'autre ne voit...toute l'Agence peut être à toi, si tu t'allies à moi...

Iris ne répondit pas, et reporta son regard sur l'amas de neurones sous ses yeux.

Perdue dans ses pensées, elle naviguait désormais dans ce monde fabuleux que venait de lui présenter Easton Eastwood, ce monde où elle surpassait Allison Mortensen. Certes, la renommée de cette dernière était inébranlable. Mais cet homme, Easton Eastwood semblait si sûr de lui lorsqu'il admettait pouvoir l'aider à battre l'indétrônable docteur Mortensen.

Pouvait-elle lui faire confiance ? Elle opina que non. Pourtant, la curiosité était bien trop forte. Il avait touché son point faible. Elle mourrait d'envie de savoir ce qu'il avait à lui proposer. Alors elle céda.

— Qu'attends-tu de moi ?

***

Perforation du myocarde.

C'était sans doute la meilleure option qui s'offrait à Allison si elle voulait en finir au plus vite avec Warren. Elle ne voulait surtout pas qu'il souffre, en dépit de tout...

La chirurgienne savait que la perforation du myocarde par la sonde du pacemaker pouvait conduire à de graves complications, parfois fatales pour le patient. En plus, ce serait facile d'y arriver, si elle se positionnait au niveau de l'apex du ventricule droit. Et Allison savait exactement où percer pour avoir les plus gros dégâts...

— Insertion de la sonde atriale, tonna-t-elle en levant les yeux vers l'écran de l'échocardiographie.

Puis une fois la sonde atriale dans la veine sous-clavière, ce fut au tour de la sonde ventriculaire. C'est à ce moment que, l'air de rien, elle enfonça la sonde un peu trop fort.

Le tube traversa la fine paroi de l'apex fragile du ventricule droit et perfora le myocarde du patient. Ce dernier couina de douleur, le souffle soudain coupé. L'alarme retentit, et Allison sourit derrière son masque.

Les plus gros dégâts, comme elle le souhaitait tantôt...

LES CHIRURGIENS DE DIEU tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant