LES CHIRURGIENS DE DIEU tome 1

CHAPITRE 1 (2)

— Attendez, prononça-t-elle enfin, j'ai peur de ne pas comprendre. Warren Eastwood a été interné tout à l'heure pour se faire poser un stimulateur cardiaque suite à son insuffisance coronarienne génétique. Et là, vous m'annoncez qu'un criminel essaiera de le tuer ?

— Docteur Jones, tonna la cheffe Winfrey de sa voix autoritaire. Je ne vous en aurais pas parlée si ce n'était pas sérieux. Je vous présente les agents Duthill et Latimer du MI5.

Emma s'autorisa enfin à regarder les deux hommes en costards noirs assis sur le canapé beige près de la fenêtre à meneaux. Depuis qu'elle était entrée dans le bureau de la cheffe, elle avait ignoré ces étrangers, tout simplement parce que sa tante les ignorait également.

À présent, elle les dévisageait à loisir, comme s'il agissait d'extraterrestres. Ils avaient la mine revêche et les yeux enfoncés, comme s'ils avaient passé toutes leurs nuits à traquer des revenants. En un mouvement expert, Emma noua ses longs cheveux blonds en queue de cheval, avant de serrer tour à tour la main des deux étrangers.

— Je suis l'agent Boris Latimer, se présenta le plus grand d'entre eux.

— Et moi, Ernesto Duthill, termina l'autre, au teint foncé. Nous sommes des agents su Security Service.

— Lorsque ces messieurs m'ont demandé en lequel de mes soignants j'avais le plus confiance, je n'ai pas hésité une seule seconde.

Hypocrite...

Emma sentit un spasme lui tordre le ventre. Un sourire voilé étira à peine ses lèvres avant de disparaitre. Elle savait pourtant que toutes ces belles paroles n'étaient que du vent. Sa tante ne l'aimait pas, elle le savait. Elle le savait pertinemment.

Elle s'en voulait tellement d'être attachée à cette seule figure d'autorité qu'il lui manquait. Son père était mort, sa mère était alcoolique chronique. Sa tante était sa seule véritable famille, et cette dernière ne l'aimait pas.

Depuis toujours, Emma faisait des efforts surhumains pour obtenir au moins la reconnaissance de Geffrah Winfrey. Suivre un cursus de sciences infirmières était la seule décision qu'elle ait prise pour elle-même, de son propre gré ; et d'ailleurs, c'était encore un sujet à ne pas aborder entre les deux femmes.

Emma savait que jamais sa tante ne lui pardonnerait d'avoir bafoué l'art sacré de la chirurgie pour finir « simple infirmière » comme elle le disait souvent.

— Docteur Jones, continua l'agent Duthill de sa voix grave, nous avons besoin de vous. Il lissa son crâne d'œuf, hébété par la chaleur mordante de Londres. Un filet de sueur glissa sur sa tempe. Nous enquêtons sur l'une des organisations criminelles les plus dangereuses de la planète.

«Et notre enquête nous a mené jusqu'à cet hôpital. Les données que nous avons recueillies jusque-là nous poussent à croire que l'un de vos patients, monsieur Warren Eastwood, est en danger de mort. Une sorte de mercenaire dans cet hôpital a reçu pour mission de l'éliminer. Il s'agit probablement d'un agent dormant, quelqu'un qui est au Widburton depuis longtemps...»

— Malheureusement, continua l'agent Latimer qui supplantait tout le monde de sa taille, nous ne connaissons pas l'identité de ce mercenaire, donc nous ne savons pas qui nous recherchons : infirmier, laborantin, agent d'entretien... Et nous ne pouvons pas boucler l'hôpital ;

«Car outre le fait qu'il nous échapperait à coup sûr, nous déclencherions un mouvement de panique digne de celui du 03 Juin 2017 à Turin. La peur du mal fait plus de mal que le mal en lui-même. Et c'est ce que nous voulons éviter. Docteur Jones, nous sommes préparés à de tas de situations, mais pas à celle-ci. Nous sommes face à une guerre dans laquelle aucune de nos armes ne peut être efficace...»

Emma ne savait que penser de tout cela. Avant, elle n'aurait jamais hésité à se jeter dans l'inconnu, se mettre en danger pour sauver des vies. C'était sa vocation. Depuis ce jour où elle avait failli à sauver son père d'un violent cancer des bronches, elle s'était promise de lutter contre la mort aussi longtemps qu'elle vivrait.

Car la mort était réelle, elle était partout à l'entour. Il suffisait d'être un peu observateur, pour voir que tout objet était une arme potentielle. Avant, Emma aurait accepté de lutter contre la mort sans rechigner, sans doute pour profiter en prime du doux plaisir de contenter sa tante.

Mais elle s'était promise d'arrêter avec tout ça, et de se défaire de cette pernicieuse emprise. En plus, elle devait prendre en considération qu'elle était désormais fiancée, ça ne dépendait plus uniquement d'elle.

— Ce n'est pas seulement la vie de Warren Eastwood que vous sauveriez, ajouta l'agent Duthill, mais celles de milliers d'autres...

— Je le savais, soupira la cheffe en grattant son crâne à travers les mèches grises de son chignon bas. Je le savais, qu'elle n'en serait pas capable. Elle n'a pas assez de cran, c'est une infirmière ! Je vous l'avais dit, messieurs. Je vous avais pré...

— Je vais le faire, la coupa Emma.

Et merde...

Les deux agents de renseignements se lancèrent un regard entendu. Un semblant de quiétude décrispa leurs traits, soulagés que cette jeune infirmière accepte de se mettre en danger pour eux. Car au fond, ils savaient qu'ils n'avaient aucune chance de s'en sortir sans son aide.

Elle était là devant eux, toute menue dans sa tunique pourpre, ses cheveux attachés en une queue de cheval bâclée, et le regard traduisant de toute l'innocence d'une jeunotte de vingt-huit ans.

— Dans un premier temps, informa l'agent Latimer, nous vous demanderons de surveiller le patient. Personne ne devra l'approcher à votre insu. Tous les soins qui lui seront administrés devront passer par vous. Et surtout, faites-le dans la plus grande discrétion, il ne faut pas alarmer le tueur.

— Faites également attention à vous, ajouta Ernesto Duthill sur un ton qui se voulait réconfortant. On ne sait pas à qui ni à quoi on a à faire...

Emma acquiesça en silence, alors que sa tante marmonnait qu'elle devait bien être infortunée que ça tombe sur elle, sur son hôpital en plus. Et principalement, que la seule capable d'arranger les choses soit Emma Jones.

La cheffe Winfrey était la grande sœur du père décédé d'Emma. Elle avait pris la demoiselle sous son aile lorsque cette dernière n'était qu'une adolescente. Les services sociaux avaient jugé que c'était la seule alternative aux familles d'accueil, la mère de la jeune fille étant devenue une habituée des Alcooliques Anonymes.

Geffrah avait également un fils, Elias. Il s'était engagé dans l'armée dès qu'il avait atteint l'âge de la maturité. Une autre déception. Elle devait être maudite, autrement c'était incompréhensible.

— Surtout, avertit l'agent Latimer, veillez à ne pas affoler le patient. Il a un cœur fragile comme vous le savez.

— Le Widburton n'a pas besoin d'un autre décès ! beugla Geffrah en fusillant sa nièce du regard.

— Je sais, répliqua cette dernière, vous n'avez pas besoin de me le rappeler. Les intérêts de l'hôpital passent avant tout le reste, je le sais. Je protègerai Warren Eastwood, et personne ne lui fera de mal.