9. La parade des puissants, et puis...

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Le lendemain matin, une foule compacte se massait sur l'esplanade devant le temple d'Al Feratz, dans le quartier de l'Etalon. Toute la ville semblait s'être donnée rendez-vous pour tenter d'apercevoir un morceau de noblesse, un visage, un dos, un drapé de brocart. Les hommes mobilisés pour surveiller la manifestation étaient d'ailleurs à la mesure du nombre. Parmi les miliciens tendus, quelques soldats de l'armée régulière circulaient, l'air plus calme, et leur uniforme bleu ciel rendait grâce à l'esprit tutélaire du royaume.

Pourtant, les chevaux ailés n'existent pas, songeait Hélène en les regardant.

Flegmatique, Galaad se tenait à sa gauche, imperméable à l'excitation ambiante. Hélène était impressionnée par sa capacité à se fondre dans la foule. Un chapeau sur la tête, dans des frusques de couleur brune, l'expression placide, il n'avait plus rien d'un agitateur enflammé et elle n'était pas persuadée que ses plus fidèles partisans l'eussent reconnu. Pourtant, elle avait appris que le Lièvre Sombre, comme on le surnommait en ville, surgissait quatre fois par semaine sur une charrette à foin, le piédestal d'une statue, le bord d'une fontaine, et haranguait la foule. Il lui parlait d'utopies merveilleuses, de démocratie, de libération. Il promettait à boire et à manger, des toits, du savoir, du bois pour l'âtre au creux de l'hiver. Né dans la fange, il savait ce qui manquait à ses concitoyens et savait leur parler. Ses premiers discours dataient de l'été passé et la milice le poursuivait depuis sans relâche et sans succès. Apprécié, adulé même par certains, il comptait mille et un amis qui le couvraient dans sa fuite. Il était le Lièvre Sombre, le héros de la cité, le citadin de la rue qui allait changer le monde. Hélène avait franchement du mal à y croire.

Si Ibsen avait déjà visité le temple plusieurs fois au cours de ses pérégrinations, Hélène le contemplait de près pour la première fois, ne prêtant qu'une attention distraite aux commentaires grinçants que faisait Galaad chaque fois qu'une personne s'y glissait. L'édifice s'élevait haut dans le ciel, trois tours acérées frôlant les nuages, d'une pierre bleue comme Hélène n'en avait jamais vu auparavant, vaguement translucide, qui donnait au bâtiment un aspect glacé. Les arches monumentales de la façade étaient décorées de bas-reliefs évoquant les airs, nuages, tourbillons, bourrasques, avec ça et là, quelques oiseaux. Al Feratz, le Cheval Ailé, ne supportait nulle concurrence en son domaine, et si certains révéraient en silence l'un ou l'autre esprit mineur, ils n'avaient pas droit de cité dans les parages du temple. Le parvis, de marbre bleu veiné de blanc, guidait les visiteurs jusqu'à une porte de bois coloré, où des motifs mystérieux parsemaient un ciel azuré peint de manière réaliste. Entrouverts, les battants laissaient deviner un intérieur vaste et lumineux, car des vitraux perçaient les murs de la nef, y invitant les rayons du soleil. Pourtant tout ce bleu, tout ce blanc, tout ce verre, donnaient à Hélène une vague impression sous-marine plutôt qu'aérienne.

Le ciel ne peut se trouver à l'intérieur, songea-t-elle.

Elle savait qu'aux temps anciens, le culte d'Al Feratz se célébrait surtout au dehors, dans des sanctuaires battus par la bise et la pluie, mais aussi inondés de soleil ou se devinant sous une voûte étoilée. Avec le temps, les cérémonies s'étaient curieusement réfugiées derrière des murs, sous un toit, gardant l'esprit ailé à l'extérieur, barrant son regard, empêchant son envol. Sans doute une simple question de confort. Très humain.

« Al Feratz veille sur nous. » murmura-t-elle machinalement.

Lorsqu'ils vivaient encore au havre, Al Feratz n'avait jamais été qu'un personnage de contes en demi-teinte. Ni elle, ni Ibsen ne le célébraient. C'était la divinité dominante dans le royaume, officielle même, mais c'était une entité très permissive, qui se contentait d'un regard bienveillant à l'occasion, d'une pensée révérente de temps en temps. Y croire, ne pas y croire, cela semblait n'avoir aucune espèce d'importance au quotidien.

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