118. Le désir et la nécessité

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La nuit était tombée et demain Kursha Tren serait loin, à nouveau. Assise sur son lit, Hélène était fébrile, incapable de se concentrer sur ce qu'elle tentait de lire. C'était peut-être la dernière fois qu'elle contemplait la cité de toile : quelle que soit l'issue de la guerre, Kursha Tren ne serait plus la même. Iphigénie avait négocié une reconnaissance de leur ville, ce qui signifiait sans doute un enracinement, des murs et des toits, peut-être sur le site du village originel, et tout ce capharnaüm nomade disparaîtrait, se rangeant dans les rues ordinaires d'un bourg forestier. 

Bien sûr, Hélène pouvait comprendre leur désir de se poser. Vivre sans cesse sur la brèche, en guerre, guettant les ombres dans les grands arbres et les traces dans la boue n'était viable qu'un temps. Les Trenans n'étaient pas réellement guerriers. Seuls le corps de garde et la petite équipe de ruffians de Jack étaient de véritables soldats, les autres s'étaient armés avec le temps, par nécessité. 

Si certains étaient recherchés pour meurtre, la plupart d'entre eux avaient dû gagner les bois pour des raisons plus banales : l'un avait chassé le lièvre dans les bois de son seigneur, le suivant avait refusé de payer un impôt, la dernière fuyait un mariage arrangé. Chacun d'entre eux avait son histoire, mais tous aspiraient au repos : élever leurs enfants, enterrer leurs aïeux, sous le couvert bienveillant de la forêt nourricière, et vivre, simplement. 

Le crépuscule d'une époque, se disait Hélène, en lorgnant le toit d'étoffe qui la protégeait du ciel. 

Mais il ne neigeait pas, ce soir-là, les étoiles étaient innombrables au dessus de la vaste clairière, illuminant une voûte superbe. Il faisait aussi incroyablement froid, contrepartie de ce firmament dégagé. 

Partir, encore. Reprendre la route, seule, retrouver les citadins, Galaad, Ibsen, Ran, Galehaut. 

Il semblait à Hélène que c'était là l'histoire de ces dernières semaines, son histoire. Aller, retour, entrer, sortir, en Gérébra et hors les murs. Elle savait qu'elle aurait dû craindre la tentative de reconquête, cette journée si proche, dont elle ne savait pratiquement rien, où les armes ressortiraient, les hommes se rueraient à nouveau les uns contre les autres, et où la mort, revancharde, prendrait l'ascendant sur bien des existences, fauchant, placide, chez les assaillants et les assaillis, chez les innocents, sans doute aussi. 

En réalité, tout cela semblait encore bien loin, bien flou. Les souvenirs tragiques du champ de bataille s'étaient effacés dans le grondement des événements, ne lui laissant qu'une vague angoisse au creux du ventre. 

Deux choses la turlupinaient, liées à deux êtres, deux silhouettes sur la route.

Elle craignait de laisser le général derrière. Elle avait le sentiment diffus d'avoir rempli sa tâche, joué son rôle, de pouvoir quitter la scène et le laisser aller. Son attitude des derniers jours en attestait : il n'avait pas l'intention de revenir en arrière, assumait sa position, organisait les mouvements et le déroulement de la bataille décisive avec ses subordonnés, comme il l'aurait fait hier, ou demain. Même si elle rentrait à Gérébra, il ne reculerait pas. Ce n'était donc pas le problème. La réalité était simplement qu'elle n'avait pas envie d'être loin. Rien de stratégique là-dedans, rien de glorieux. Depuis qu'Iphigénie lui avait posé une question indiscrète, une réponse trottait dans son esprit, une réponse dont elle avait peur.

Sa deuxième cause de souci était le maître espion, Mikah Sandar. Elle savait qu'il réapparaîtrait tôt ou tard et elle ne savait pas quelle attitude adopter à son égard. Les demi-mots de Dimitri lui commandaient de garder ses distances, voire de refuser tout contact avec lui. En même temps, Mikah était une source d'information non négligeable, et s'en priver semblait suicidaire, compte tenu des circonstances. Même si elle sentait que Dimitri avait de bonnes raisons de se méfier de l'espion, elle ne pouvait pas en juger : il avait refusé d'en parler. Elle espérait donc qu'il resterait invisible : au moins, cela faciliterait sa prise de décision.

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