148. Rideau

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Hélène remonta les rues froides de la capitale, aveugle au carnage, au désordre et aux réjouissances. Elle ne vit pas les traînées sanglantes dans la neige et la boue qui trahissaient le passage de la mort, n'entendit pas les cris de bonheur ou de désespoir qui résonnaient dans les ruelles et par les portes entrouvertes des demeures gérébrannes, ne sentit pas la fumée âcre des brasiers accidentels et les effluves nauséabonds de la charogne abandonnée. 

Elle marcha droit devant, imperméable et glacée, détachée et en même temps terriblement consciente. Gérébra était gérébranne à nouveau. A quel prix. Elle avait l'impression que plus rien ne l'atteignait, plus rien ne la touchait, comme si elle s'était retirée hors du monde. Et même en y songeant, elle ne pouvait pas reprendre pied. 

Bien sûr, tout autour d'elle, d'autres pleuraient leurs disparus. Cela ne lui faisait aucun bien. Le soleil déclinait déjà et les nuages chargés menaçaient. Il neigerait sur la victoire. Hélène s'immobilisa sur les rives de la Keflà, gelée, qui traversait le cœur du quartier du Cygne. Non loin, l'étrange Tour des Oiseaux, cette construction immense et inutile, qui grimpait jusqu'au ciel, bruissait de l'indifférence des volatiles. Elle leva les yeux pour les voir passer dans le ciel blanc, silhouettes élancées des grouissants, petites formes furtives des lépiots, vol tonitruant des sansoucis qui cherchent leur pitance dans le charnier. 

Voir sans voir. 

Tordus, des cerisiers dénudés jalonnaient le bord de la rivière, pétrifiés par le trop long hiver. Elle posa une paume sèche sur un tronc, caressa l'écorce rugueuse, soupira une seconde et ferma les yeux. Tout ce vide. 

Puis elle reprit sa route, le regard glissant sur les vivants et les morts, s'accrochant à la pierre, tout juste sensible aux promesses de réconfort que les Crevasses disséminées dans la ville lui chantaient chaque fois qu'elle s'en approchait. Elle les évita consciencieusement, résistant à cette promesse d'oubli. Trop facile. Elle reviendrait. La brise se leva, douce, chargée de cristaux de neige, et déjà, la brume gérébranne commençait à se glisser hors des impasses, lourde et blanche, souveraine. Hélène continua à cheminer, plus par habitude que par conviction, mais elle avait la certitude qu'elle ne trouverait aucune chaleur là où elle se rendait.

La cour des Sangliers lui parut terne et misérable, laide, simplement, avec son arbre noir et sa façade austère. A l'intérieur vivaient des étrangers. Elle hésita une seconde.

La porte s'ouvrit sur Galaad, qui semblait soulagé. Elle le regarda s'approcher sans bouger. Il la prit par les épaules, lui parla, elle n'entendit rien. Il était à la fois heureux, inquiet, un peu en colère, excité, tant d'émotions humaines qui se succédaient dans son ton, sur son visage. Mais les mots ne parvenaient pas à faire sens. Elle pouvait juste le voir, l'analyser. Sans doute s'était-il demandé où elle avait disparu. Ou peut-être pas. Sans doute était-il satisfait du décours des événements. Bien sûr.

Moi aussi, je le suis, non ? se demanda Hélène.

Elle ne trouva pas de réponse. Comme prévu. Tout s'est déroulé exactement comme prévu. Elle ne dit rien.

Galehaut sortit à son tour, puis Ran. Le grand citadin posa une cape sur les épaules d'Hélène, mais elle résista lorsqu'on tenta de la tirer vers l'intérieur. Le ciel avait commencé à cracher ses flocons, pour tout ensevelir sous une couche de blancheur, de pureté, de lumière. Elle voulait rester là, être recouverte elle aussi, s'imprégner d'une possibilité de renouveau. Ou bien mourir. Laisser le gel s'immiscer et faire taire cette douleur indicible. Devenir glace.

Devenir pierre, se corrigea-t-elle. Nous sommes pierre, avait dit Derwenn. Elle seule peut nous sauver. Nous sauver de ne jamais mourir quand le monde autour de nous va et vient, vit et trépasse, et que nous devons toujours aller de l'avant.

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