68. Impératifs

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            Dans l'aube blême, les oriflammes colorées battaient sur le ciel blanc, agitées par une brise piquante chargée de cristaux de glace. Peu à peu, le campement endormi se mettait en mouvement, les tentes s'ouvraient, libérant des hommes hagards, pétrifiés par le froid, qui titubaient vers les latrines ou la cantine. Certains avaient déjà revêtu leur cotte de mailles, leur armure, leur surcot, d'autres fourbissaient leurs armes, le visage crispé par le gel. L'hiver, implacable, imprimait une nonchalance douloureuse aux derniers préparatifs. Dans le grand paddock, les chevaux soufflaient, dégageant une mer de respirations blanches, qui se dissipait dans l'air en volutes. Les animaux creusaient le sol du bout de leurs sabots, tentant d'y grappiller quelques brins d'herbe oubliés en attendant le picotin matinal que ne manqueraient pas d'apporter les palefreniers. Plusieurs officiers, reconnaissables à leurs livrées chamarrées, arpentaient déjà les travées enneigées du campement, distribuant remontrances et encouragements, en attendant la réunion d'état-major. 

A l'est des tentes, une vaste esplanade dégagée accueillait les onze reptiles volants de l'armée, qui s'éveillaient un à un en poussant des cris graves, résonnant contre les troncs de Shallow. La forêt obscure formait une barrière sombre qui délimitait le champ de bataille sur tout le flanc est, courant des profondeurs de Gérébra jusqu'aux confins de l'Empire bénétnashien. Ses sous-bois inextricables empêchaient toute pénétration latérale et quand bien même on y aurait mis le feu, le dédale de racines enchevêtrées qui courait sous la couche de feuilles mortes et de neige aurait trahi le pied le plus sûr. De plus, et les Gérébrans s'en félicitaient, Shallow était le berceau de la Mère Ourse, patronne de l'Empire, ce qui lui conférait un caractère presque sacré et donc relativement inviolable. 

Cependant, Dimitri ne pensait pas que ce genre de considération arrêterait longtemps son adversaire, s'il venait à s'échauffer, d'autant que l'Ourse était un symbole, pas une divinité. La technique bénétnashienne était simple : écraser sous le nombre. Ils avaient suffisamment de soldats pour en sacrifier des centaines sans sourciller. Le général gérébran devinait qu'Alcyon n'avait aucune inquiétude quant à l'issue de la guerre, et il devait bien avouer que lui-même n'était pas encore certain de savoir comment se dépêtrer de la situation. 

Deux choses fragilisaient les Bénétnashiens : leur orgueil et leurs nombreux ennemis. S'ils ne parvenaient pas à forcer l'entrée du royaume avec les hommes qu'ils avaient amassés de l'autre côté de la frontière, sans doute réfléchiraient-ils. Sans doute... Pour Alcyon, l'existence semblait n'être qu'un grand jeu de guerre, et les périodes de paix ne l'attiraient en rien. Il enchaînait front après front, comme s'il avait besoin de se prouver quelque chose. Pourtant, le prince héritier de l'empire bénétnashien avait déjà tout gagné, il n'avait pas besoin d'ajouter le petit royaume gérébran à la liste de ses prouesses. 

Mais Gérébra était une injure à laver. L'empire annexait ses voisins, on n'en faisait pas sécession, c'était aussi simple que ça. Dimitri n'avait rencontré le prince que deux fois, lors d'occasions diplomatiques. La première fois, c'était lors du couronnement du roi de Kuarro, Hubert, alors que Dimitri n'était pas encore général, mais accompagnait simplement son père avec une série d'autres officiers, dont Jack et Rodrigue (qui avaient d'ailleurs passé les trois jours de cérémonie à écumer les tavernes de la cité). Alcyon était descendu aux quartiers militaires, toisant tout un chacun de son air supérieur, pour s'arrêter juste en face de Dimitri. Ce dernier s'était incliné poliment, comme on lui avait appris à le faire, et le Bénétnashien n'avait rien dit, le contemplant d'air pincé avant de s'éloigner. 

La seconde fois remontait à seulement trois ans, lors du mariage de la princesse héritière d'Estiron avec le plus jeune fils de l'impératrice de Bénétnash, Waldo. Dimitri était alors général, et le prince bénétnashien avait été affable et méprisant, tout à la fois. Mais il n'avait trouvé aucun écho à ses provocations chez le Gérébran, qui était resté de marbre, respectueux mais glacé. Il avait semblé clair que les deux hommes se retrouveraient un jour sur le champ de bataille, et l'un et l'autre s'y étaient depuis préparés. Mais si Alcyon devait considérer le général gérébran comme un nouveau moucheron à écraser, ce dernier contemplait le tigre avec défiance.

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