116. Au bout de la nuit

38 6 32
                                    

Recroquevillée sur son lit, Hélène était plongée dans le livre de contes qu'elle avait emprunté à Galaad. Les histoires qui s'y trouvaient dataient d'avant même la fondation du royaume, à une époque où la cité de Gérébra était une entité unique, sans nation ni empire pour en diminuer la splendeur ou l'unicité. Al Feratz planait sur la plupart des histoires, rendant visite aux humains pour les guider sur la bonne voie, mais les hauts faits étaient réalisés par les héros gérébrans, Malcolm-aux-deux-lames, Ophélia fille de dragon ou le Seigneur Wilbur qui avait six filles. Repoussant le mal, triomphant des démons, des épidémies, des catastrophes naturelles, ils menaient la contrée à la lumière, toujours, sans joie, sans haine, fidèles à un destin implacable qui exigeait un sacrifice total de leur part. 

Même si leurs aventures étaient palpitantes, Hélène leur trouvait à chacun une petite touche tragique, ainsi prisonniers des prouesses qu'ils avaient à accomplir pour le bien de tous. Cependant, l'auteur des contes avait veillé à les rendre pleinement satisfaits, décidés, n'hésitant jamais. C'étaient des héros de contes, monolithiques, unidimensionnels, irréels, impossibles. 

Gérébra avait pourtant cruellement besoin de la même volonté, aujourd'hui. Du même dévouement jusqu'à l'extrême. Mais il fallait faire sans les livres et avec les contingences de la réalité. Avec les humains qui se promenaient dans les grandes herbes, sous la neige, sous la pluie. Songeuse, elle reposa le recueil, ferma les yeux... La nuit était profonde, silencieuse, et tellement vide, cette fois. Tellement vide. Le croque-mitaine était parti.

***

Les deux espions bénétnashiens avaient semblé à peine surpris quand Mikah leur avait annoncé que la musicienne était morte. Massacrer une femme après l'acte était sans doute une coutume de leur cru. Ou peut-être pas. Il n'avait pas eu plus de mal à les convaincre qu'il valait mieux escamoter le corps hors les murs, rapidement, histoire qu'Alcyon n'en sache rien. Après tout, le prince avait besoin de serviteurs dociles et la musicienne était une figure discrète mais appréciée des couloirs de la forteresse. Il n'apprécierait probablement pas qu'on sème la zizanie sans l'en prévenir. 

Comme les agents bénétnashiens étaient quand même un peu impliqués dans la situation, ils convinrent que les hommes de Mikah pouvaient se charger de l'opération. Trop facile, avait songé le maître espion, lorsque Calliope et Tybert étaient venus prendre le cadavre pour l'emmener au dehors. C'était une procédure qu'ils utilisaient rarement, mais il avait suffi d'un regard échangé pour qu'ils sachent à quoi s'en tenir et que faire de la musicienne trépassée. Une bouteille à la mer.

***

Ran monta voir Ibsen au petit matin, lui portant un déjeuner copieux. Elle se doutait pourtant qu'il aurait l'estomac retourné, qu'il serait incapable de manger. En fait, la question ne se posa même pas, car il ne s'éveilla pas. Profondément endormi, la respiration sifflante, il ne sortit pas de son sommeil même lorsqu'elle le secoua doucement. Il était baigné de sueur et elle resta un instant interdite, l'observant, consciente soudain de la précarité de son existence. Cette situation lui sembla incroyablement injuste, mais elle était impuissante à faire quoi que ce soit. Alors elle entrouvrit la fenêtre, une seconde, pour aérer la pièce dont l'atmosphère était profondément viciée. Au dehors, le hêtre bruissait, tranquille, dans une brise délicate et la neige tombait de ses branches, creusant des milliers de petits trous dans le tapis immaculé. Il faisait moins froid.

Tout ceci est si éphémère, songea-t-elle.

***

Dimitri se leva aux aurores et alla se promener entre les tentes, l'esprit actif avant que son corps ne soit complètement réveillé. Mentalement, il passa en revue les différentes troupes qu'ils avaient à leur disposition, les hommes de Harold de Faïn que le général bénétnashien Abel de Damarin avait promis de laisser passer, les miliciens qu'ils récupéreraient à Aryth, le millier de soldats que Tara allait ramener de l'Ouest et qui trouverait un terrain dégagé puisqu'Halpern de Gilah fermerait les yeux. Si Guillaume de Stern les appuyait de surcroît, ils amèneraient environ trois mille hommes devant Gérébra. En comptant les citadins, le siège serait bref. Mais il restait à décapiter les envahisseurs et ce ne serait pas chose aisée. La citadelle royale était un beau morceau d'architecture militaire, qui pouvait tenir des mois, suffisamment pour que l'Impératrice renvoie des milliers d'hommes pour les mâter à tout jamais.

FissuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant