144. Dans les couloirs de la forteresse

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(En fait, mensonge, c'est aussi un p'tit chapitre ! et... il n'en reste que quatre après celui-ci ! Des plus gros, promis !)

***

La panique était terrible dans les couloirs de la forteresse. Alcyon avait été réveillé très tôt par ses gardes, qui l'avaient averti d'une catastrophe improbable : le petit déjeuner de la garde avait été empoisonné et la plupart des hommes étaient désormais morts, agonisants ou du moins hors de combat. Environ un quart des effectifs, soit septante d'entre eux, étaient de service au moment du repas et en avaient réchappé. On n'avait pas pu interroger les cuisiniers car ils avaient succombé eux aussi, partageant sans doute la pitance des militaires. 

Septante hommes pour tenir toute la citadelle, c'était peu, et Alcyon avait ordonné qu'on aille chercher des renforts en ville. Il y avait une caserne à seulement quelques rues, dans le quartier du Cerf, et une garnison viendrait remplacer leurs effectifs rapidement. Sans vouloir céder à une paranoïa excessive, le prince bénétnashien devait reconnaître qu'il était peu crédible qu'il s'agisse là simplement d'un coup du sort, d'une feuille de ciguë tombée par hasard dans les flocons d'avoine, de l'effet additif du froid et d'une nourriture avariée. Quelqu'un s'était infiltré dans la citadelle et avait sciemment contaminé le gruau matinal, portant un coup à l'occupant, qui bien que minime, se paierait cher. Alcyon ne voulait pas prendre des paris, mais il avait des soupçons. Il avait donc envoyé un autre chevalier quérir le maître espion gérébran et ses deux gardes du corps. 

Ensuite, il s'était levé et habillé, toujours très calme, et avait mis son armure. Il avait envoyé des serviteurs quérir ses officiers principaux. Elijah avait posé des questions mais il lui avait conseillé de rester bien tranquillement dans sa chambre et de surtout, surtout, ne pas le déranger. Assis dans un fauteuil de velours, il avait ensuite attendu les hommes qu'il avait envoyés aux nouvelles. Aucun n'avait fait son apparition. Le silence était devenu inquiétant, pesant, puis insupportable. 

Il avait soudain entendu une clameur au dehors, et de la fenêtre des appartements d'Elijah, il avait vu la porte principale de la citadelle s'ouvrir et une nuée de citadins hirsutes s'égailler dans la cour. Les quelques gardes survivants s'étaient portés assez efficacement à leur rencontre mais il en venait sans cesse, par vagues, armés de tout et n'importe quoi, bâtons et faucilles, pelles et épées. Ces épées étaient bénétnashiennes, il s'en était rendu compte tout de suite. Cette vision l'avait décontenancé. Des citadins dans la cour, comment avaient-ils pu ouvrir... A moins que bien sûr... 

Il avait bouclé sa propre arme à sa ceinture et attendu l'arrivée de la cavalerie bénétnashienne qui s'était faite désirer pendant de longues minutes. Mais rien. Personne. Seulement des Gérébrans, qui peu à peu avaient submergé les hommes d'élite bénétnashiens, au prix de nombreuses vies, mais ces enragés semblaient prêts à tout donner. Enfin, ses hommes étaient arrivés et il avait respiré plus librement. Les insurgés avaient été surpris par derrière et la cavalerie les avait liquidés un à un, sans descendre de selle, de larges coups d'épée portant au travers de leurs vêtements de toile. La cour avait été nettoyée en quelques minutes, et si certains étaient parvenus à s'introduire dans les couloirs du château, ils ne feraient pas long feu. Les choses rentraient dans l'ordre.

***

Dimitri contourna la forteresse par derrière, encore un peu grisé par son escapade dans les airs, et se planta sur les marches qui menaient à l'aile sud. Les portes étaient sorties de leurs gonds et trônaient, couchées, sur le tapis rouge qui grimpait vers les escaliers. Il franchit donc l'entrée, Snowvern pointée vers le sol, et se dirigea vers les étages. Il n'était pas certain de trouver Alcyon dans les appartements de la reine, mais il devait être au château, et quand il apprendrait que Dimitri était de retour, il viendrait à sa rencontre. Il n'en avait aucun doute. 

Les premiers à croiser sa route furent un groupe de trois chevaliers en armure de cuir, les lames rougies, qui avaient certainement mis fin à l'odyssée de citadins quelque part dans les couloirs. En apercevant le général, ils se déployèrent devant lui, lui bloquant l'accès au premier palier. Mais le Gérébran ne se laissa pas intimider, les regarda l'un après l'autre, et la transe le submergea, fidèle à elle-même, lui donnant une conscience aiguë des intentions probables de ses adversaires. Le second attendait le signal du troisième, et le premier frapperait le dernier. 

Anticiper. 

Il se fendit vers le chevalier central, l'atteignit au plastron, et l'épée blanche y pénétra sans ralentir. La facilité avec laquelle Dimitri avait fauché leur compagnon surprit les deux autres qui restèrent interdits un instant alors qu'il s'écroulait dans un cri bref. C'était la seconde d'inattention qui leur coûta la vie. Ou peut-être pas. Quelques minutes de plus et une concentration à toute épreuve n'auraient rien changé à leur destin. 

Dégageant l'épée blanche de sa première victime, Dimitri cueillit le second à la gorge, et le dernier au niveau de la taille. Trois gestes. Il n'avait plus le temps de s'amuser. Il gravit les marches suivantes au pas de course, se souciant peu des râles des importuns qu'il laissait derrière lui. Il s'engouffra dans le couloir au dallage bleuté qui menait au petit escalier privé des appartements royaux, sentant la détermination gonfler de plus en plus en son sein, incompréhensible et sauvage, une colère sourdre dans son ventre, l'envie de frapper, souveraine, l'envie de tuer, de plus en plus profonde, et le dégoût vague qu'il avait de lui-même s'évanouir comme s'il n'avait jamais été qu'une couche de poussière sur son véritable être. 

Il déboucha dans la lumière des vitraux qui coiffaient la coupole de la cage d'escaliers et se trouva face à face avec Alceste Freidhen, qui descendait à sa rencontre. Lorsqu'il le vit, le comte s'immobilisa, et son visage vira au gris cendre. Il était armé, mais ne tenta même pas de saisir le manche de son épée. Il était paralysé à mi-parcours, et un instant, il hésita à remonter. Mais quelque chose dans l'attitude de Dimitri devait lui indiquer que c'était peine perdue.

« Où est Alcyon ? » gronda le général.

Freidhen déglutit. Dimitri s'approcha, une expression mauvaise sur les traits et le comte se mit à trembler.

« Ne me tue pas... balbutia-t-il alors.

— Où est Alcyon ? répéta Dimitri.

— Il... il est dans les appartements de la reine... » fit le comte, en fermant les yeux.

Dimitri monta à sa hauteur, le regarda un instant alors qu'il se cramponnait à la rampe, blafard, attendant le coup de grâce. Quelque chose en lui se débattait, quelque part, Dimitri le sentait mais ne pouvait pas identifier ce dont il s'agissait. Le comte lui inspirait une violence brutale et il leva l'épée blanche qui brûlait de trancher quelque chose, n'importe quoi, une vie misérable et sans intérêt. Mais il suspendit son geste, obéissant à une injonction silencieuse, dépassa le comte pétrifié, et gagna l'étage. 

FissuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant