98. La place qui n'existait pas

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Parmi les menues corvées de l'existence, nettoyer ses vêtements était une de celles qu'Hélène détestait le moins. Elle était surtout fascinée par la masse de boue et de poussière qui pouvait trouver refuge dans une seule chemise, dans une paire de chausses, une capeline. Accroupie au dessus du grand baquet de la salle de bain, elle lorgnait les arabesques brunes que faisait la crasse dans l'eau glacée, pressant les nippes engorgées de ses doigts rougis. Tant de saleté... 

Mais c'était une bonne activité pour s'occuper et tenter de se changer les idées. Sans réel succès, pour cette deuxième partie. Elle était bien évidemment ravie que Galaad ait presque dit que peut-être il allait s'accorder avec le général, mais la nouvelle que les Griffons Pourpres traquaient les magiciens l'inquiétait. Bien sûr, Ibsen n'avait parlé de ses pouvoirs à personne. D'ailleurs, même si les autres l'avaient su, et sans doute suspectaient-ils quelque chose, ils ne l'auraient pas trahi. Néanmoins, elle ne parvenait pas parfaitement à se sentir tranquille. L'homme en blanc devait avoir fait le rapprochement : il savait toujours tout, mais il ne les vendrait pas. Enfin, elle l'espérait. 

Hélène aurait aimé qu'Ibsen quitte la ville, mais il n'était pas en état de voyager. Peu après la réunion, il était remonté se coucher, les yeux rouges, et elle l'avait accompagné pour le border. Ils avaient échangé quelques mots, brièvement soulevé cette histoire de magiciens, mais il avait semblé ne pas s'en soucier. Une fois encore, elle avait eu ce doute... Lui disait-il encore la vérité ? Ou, comme elle, cachait-il le pire ? Ils n'avaient plus évoqué sa santé, mais elle avait bien vu qu'il était hors de question qu'il se déplace.

Une ombre s'encadra dans l'embrasure de la porte, et elle leva les yeux. Le général de Molwen l'observait, intéressé. Elle se redressa, essuyant ses mains trempées sur son pantalon.

« Hélène.

— C'est moi, répondit-elle, en haussant les sourcils.

— Rodrigue et moi-même allons quitter la ville pour rallier Shallow et essayer de prendre contact avec les Trenans.

— On m'a dit, oui. J'imagine que c'est la suite logique des choses.

— Oui. Je me demandais dans quelle mesure tu envisagerais de nous accompagner. » fit-il.

Elle sourit en se désignant du doigt.

« Moi ? Mais qu'est-ce que je... A quoi pourrais-je bien vous servir ? » demanda-t-elle, amusée.

Il s'approcha, prit une chaise et s'assit à califourchon dessus.

« Je n'y ai pas vraiment réfléchi mais... J'ai cette impression diffuse que si je ne t'emmène pas, tu finiras bien par débarquer quand même. Alors pour t'épargner de faire la route en solitaire... » fit-il sans humour apparent.

Elle rit, les poings sur les hanches.

« Ne me prends pas pour acquise, Dimitri de Molwen ! s'exclama-t-elle.

— Loin de moi cette idée. » répondit-il, avec le plus grand sérieux du monde.

Un instant, ils se dévisagèrent, une lueur d'amusement, peut-être de défi, dans les prunelles.

« Mais je vais vous gêner plus qu'autre chose, non ? Je ne sais pas me défendre. Ma présence risque d'être un poids... commença-t-elle.

— Je peux me battre pour nous deux, si c'est ce qui t'inquiète. » dit-il en se relevant.

Apparemment, il estimait avoir gagné.

« Et je n'y connais rien ni en politique ni en stratégie, ajouta-t-elle, pour la forme.

— Je pense que tu seras certainement de meilleurs conseils que tu ne le penses. Et puis Galaad a besoin d'un représentant à la table des négociations, continua-t-il.

— Il ne me choisirait jamais moi. Je n'ai pas embrassé sa cause. »

Il plissa les yeux, comme s'il pesait les choses.

« Penses-y. Nous partons à la nuit et il risque de neiger. »

Hélène acquiesça sans rien ajouter et il disparut dans le couloir. Elle écouta son pas s'éloigner et sourit, béate. Elle n'aurait pas été plus ravie s'il lui avait demandé d'être sa cavalière à un grand bal. Le crissement caractéristique des sabots d'un cheval dans la neige l'extirpa bientôt de sa rêverie et elle jeta un coup d'œil au dehors. Galaad et Chevreuil étaient sortis dans la cour. Abandonnant ses vêtements au trempage, au risque de les retrouver rétrécis, elle s'élança à sa poursuite.

***

Galaad était sur le point de se glisser sous l'arche quand Hélène le rattrapa. Habillé de pied en cap, il menait Chevreuil par la bride. Elle vit à sa mine froncée qu'il était troublé.

« Galaad... »

Il tourna un visage presque souriant vers elle, tandis qu'elle reprenait son souffle.

« Gente damoiselle, fit-il, amical.

— Tu sors ?

— Je dois aller vérifier certaines informations. »

Elle grimaça.

« Souviens-toi de ce qu'ils ont dit...

— Je n'oublie pas. J'ai d'excellentes raisons d'aller me promener, ne t'inquiète pas, dit-il, d'un ton un peu plus raide.

— Galaad, je voulais te demander quelque chose, reprit-elle, sans se laisser décontenancer.

— Vas-y.

— L'amiral et le général vont quitter les Sangliers ce soir.

— Je sais bien. Ils en ont parlé tout à l'heure.

— Tu ne voulais pas partir avec eux ?

— Moi ? Pourquoi faire ?

— Je ne sais pas... assister aux négociations... faire valoir ton point de vue...

— J'ai beaucoup de choses à faire ici, Hélène. Même si je ne dois pas bouger, dit-il, en lorgnant les branches de l'arbre qui le toisait.

— Le général m'a proposé de les accompagner. » annonça-t-elle enfin, un peu gênée.

Il leva un sourcil interloqué, le sourire aux lèvres.

« Et... J'imagine que tu ne veux pas me demander ma permission ! railla-t-il.

— Non. Mais peut-être pourrais-je... te représenter dans les négociations... Dans une certaine mesure. »

Galaad haussa les sourcils, manifestement surpris par la proposition.

« Oh. » fit-il simplement.

Hélène se mordit la lèvre et embraya.

« Ecoute, je sais que tu ne m'aurais pas choisie comme porte-parole, je le comprends bien, mais je me disais... Puisque je serai quand même là... Peut-être que je peux préparer le terrain pour quelque chose... Leur rappeler tes priorités... Si tu me les exposes... Ah... »

Il avait grimacé.

« C'est ridicule... D'accord. » termina-t-elle.

Le jeune révolutionnaire flatta l'encolure de sa monture, l'air passablement déconcerté.

« Parlons-en quand je rentre, tu veux bien ? » dit-il finalement.

Hélène sourit. Il ne l'avait pas envoyée au diable. C'était décidément une belle journée.

« D'accord. » dit-elle, touchée.

Il hocha la tête, à nouveau préoccupé, puis enfourcha le cheval et l'envoya vers l'arche. Juste avant de la franchir, il adressa un petit signe à la jeune femme, sans se retourner. Elle eut un geste de victoire, une brusque envie de danser dans la neige, mais se contint. Sur une branche basse, se trouvait un petit sansouci qui l'observait, la tête inclinée. Hélène s'immobilisa, le fixant. Mais ce n'était pas Rosa. Aucun nuage dans son ciel. Par contre, celui de Gérébra, encombré, se mit à cracher de lourds flocons, l'envoyant se réfugier à l'intérieur.

FissuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant