Fissures

110. Indisponible

Au bout de quelques jours, Hélène se mit à sérieusement tourner en rond. 

Toute la clique des conspirateurs passait des journées entières dans la tente d'Iphigénie qui, la mort dans l'âme, avait finalement dû se joindre à leurs délibérations. Rowena, l'étrange petite vieille au regard perçant, était devenue une habituée de leurs conciliabules, même si elle les quittait souvent pour revenir des heures plus tard, une éternelle expression énigmatique sur son visage ridé. 

Hélène savait qu'elle-même était la bienvenue dans leurs réunions, mais elle avait pris la décision de ne point s'y rendre. Ils ne discutaient jamais réellement de la ville, mais bien des forces en présence à l'extérieur, et elle savait que Dimitri la solliciterait au besoin. Cependant, d'avoir assisté aux premiers échanges, elle avait bien compris que sa connaissance limitée de la cité l'empêcherait de servir à quoi que ce soit. Elle pouvait tout juste rappeler que Galaad n'offrirait son aide qu'en échange d'un changement de gouvernement radical. Et en fait, Dimitri le savait parfaitement et elle avait confiance en sa droiture. 

Par contre, en apercevant les mines au sortir de la tente, lors de pauses de midi ou le soir, elle devinait qu'ils étaient dans une impasse. Si Jack et Rodrigue devisaient toujours avec le même entrain, Tara était de plus en plus fermée, Iphigénie contrariée, et si Dimitri semblait aussi impassible qu'à l'accoutumée, un léger fléchissement au coin de sa bouche trahissait sa préoccupation. 

Plusieurs fois, Hélène pensa aller à sa rencontre, mais curieusement, elle craignait de le fragiliser en lui donnant la possibilité de verbaliser ce qui le tracassait. Parfois les choses n'existent réellement que lorsqu'elles sont prononcées. Il l'avait dit lui-même, et elle commençait à douter de l'effet positif de ces épanchements sincères, surtout en l'absence de solutions concrètes pour alléger son fardeau.

Ces solutions concrètes lui semblaient hors de portée, ou presque. Plusieurs fois, elle s'était arrêtée devant la Crevasse, se souvenant de la manière dont Matteo avait fendu la terre lorsqu'il l'avait arrachée des mains de Derwenn. Etait-ce là la manifestation d'un pouvoir qui lui était particulier, ou bien tous les Outre-Fissures avaient-ils la possibilité de maîtriser la terre de cette manière ? La perspective d'ouvrir le sol sous les pas des cavaliers bénétnashiens avait quelque chose d'assez fascinant. Mais en même temps, elle se rendait bien compte que cela ne s'improvisait pas. Et puis, elle n'avait envie de tuer personne. 

Pourtant, à force de palper le découragement autour d'elle, elle finit par prendre son courage à deux mains. Après tout les Crevasses étaient rouvertes depuis plus d'une semaine. Si Derwenn avait voulu agir, il l'aurait fait. Sans doute. C'était un pari risqué, mais il y avait urgence. Le plan était simple : traverser la Fissure jusqu'à Matteo, lui demander des conseils, puis rentrer droit à Kursha Tren. Pas de petits détours sur le dos des vents de la substance. Agir vite, précisément, avec un but simple. La promenade serait pour une autre fois.

Tâchant de se souvenir des vêtements que portaient les habitants de l'Eclat de Matteo, elle essaya de se dénicher une chemise anonyme, une veste en cuir plutôt qu'en fourrure de zibeline, un pantalon un peu trop petit pour qu'il ait l'air moins large, puis elle se rendit dans la tente de la Crevasse, munie également de l'objet magique que lui avait donné son congénère et qui devait chasser Derwenn. A coup sûr, avait-il dit. Ou peut-être pas. 

Puis elle ferma les yeux, écouta le frémissement de la Fissure qui l'invitait, amicale, à entrer en son sein, et s'accroupissant, elle glissa dans la substance qui séparait les univers. Les petites brises multiples l'entourèrent immédiatement, chantantes, subtiles, curieuses, et certaines lui parlèrent de soleil, d'autres d'encens capiteux, de mousses humides, de viande rôtie, de tabac exotique, de sel marin, de chansons paillardes.