5. Trouver sa place

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La salle des Sangliers s'était peu à peu remplie d'habitués aux profils divers. Certains semblaient tout juste sortis de l'enfance, d'autres proches de rejoindre la poussière. Des femmes arrivaient seules ou accompagnées, des hommes en bande ou en famille. Des notables côtoyaient des coupe-jarrets. Une demi-douzaine de gamins se chamaillaient entre les tables. Bizarrement, Ibsen se sentit en sécurité dans la chaleureuse atmosphère de la taverne, bien qu'il n'ait jamais fréquenté ce genre d'établissement auparavant, ni connu ce type d'animation.

Courte vie, songea-t-il en souriant pour lui-même.

Bavarder avec Ran lui avait permis de mieux comprendre ce qui se tramait dans ce curieux endroit, et il savait donc que les personnes qui se glissaient dans l'arrière-salle, jusqu'ici trois hommes et une femme, faisaient partie du groupe des conspirateurs associés à Galaad. Ibsen reporta son attention sur l'assemblée. On riait beaucoup, personne ne semblait étranger ou solitaire, à part lui. Pourtant, il savait qu'un jour il sortirait son violon et les ferait danser jusqu'au bout de la nuit. Ça n'était qu'une question de temps, d'un peu, d'un rien de temps. Au Havre, il avait fait plus de bruit que toute sa génération rassemblée, un souvenir qui lui serrait le cœur, et il mourrait d'envie de retrouver cette sensation de force qui l'envahissait lorsqu'un public l'écoutait... Il soupira et son regard croisa celui de Ran, affairée derrière son comptoir. Elle lui sourit.

Aucune force, songea-t-il. Il ne me reste rien de cette énergie. Aucune certitude.

Sortie de nulle part, une jeune fille, rousse aux yeux sombres, un peu potelée, apparut devant lui.

« Vous désirez manger quelque chose ? demanda-t-elle, un plateau sous le bras, le sourire engageant.

— Euh... Oui. Oui, bien sûr.

— C'est du ragoût de mouton.

— Tout est bon pour moi. »

Certains convives avaient sorti leur pipe d'où s'échappaient des effluves entêtants. Le fumet de la cuisine s'y mêlait, conquérant, et l'air semblait presque épais. Ibsen réalisa qu'il allait avoir une migraine et, déçu, il commença à rassembler ses documents. Il n'ajouterait plus la moindre strophe à sa complainte aujourd'hui. Dans sa chambre l'attendaient les feuilles d'alchémille qui le protégeraient des effets les plus brutaux de ses maux de tête. Il n'allait rien manger non plus. Les sons déjà ne lui parvenaient plus aussi clairement et il porta une main machinale à son front, qu'il trouva humide.

« Viens. » lui dit une voix, et Hélène était à ses côtés.

Elle l'aida à se redresser et il se sentit moins nerveux de l'avoir près de lui. S'appuyant légèrement sur elle, il l'accompagna dans les escaliers.

« Mon violon... murmura-t-il comme ils atteignaient l'étage des chambres.

— Je l'ai. » répondit-elle en soulevant l'étui usé.

Il sourit doucement alors qu'elle poussait la porte. Leur chambre avait été aérée et sentait bon le propre. Les rideaux entrouverts sur le crépuscule dévoilaient un morceau de terrain couvert de verdure et de tubercules orangés, le potager de l'auberge, puis le mur moussu qui le séparait de la ruelle attenante. Au delà, les toits rougeoyaient, salués par le soleil couchant, et Gérébra semblait s'étendre jusqu'à l'horizon. Les deux compagnons se glissèrent jusqu'au lit et Hélène aida Ibsen à s'y allonger. Ensuite, elle gagna la table où ils avaient jeté leurs affaires et fouina dans son sac, jusqu'à en extirper une musette terne. Précautionneusement, elle défit les lanières qui la gardaient fermée, puis en sortit une petite bourse de cuir.

« Deux ? demanda-t-elle.

— Trois. » répondit Ibsen.

Une petite moue tordit les lèvres de la jeune femme et elle extirpa trois tiges sèches du paquet, puis le referma et le rangea. Ibsen tendit une main avide pour attraper les plantes et les porta à sa bouche. Sans rien ajouter, Hélène s'assit près de lui et posa une main sur son front. La fraîcheur de sa paume était un remède en soi.

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