22. L'Éveil

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A la lueur de la lune, Hélène retourna jusqu'au sanctuaire d'Al Feratz. Sa carcasse était moulue, il avait plu toute la journée en larmes serrées sur le campement, et elle avait pansé des dizaines de chevaux. Le maître du troupeau trenan, Siméon, l'avait embauchée avec plaisir et ils avaient parlé des animaux en travaillant. Hélène avait du doigté mais une connaissance très intuitive de ce qu'elle faisait et elle avait écouté avec attention les conseils de son aîné. Ancien chef d'écurie du roi Avon, Siméon avait quitté Gérébra suite à une altercation sur laquelle il ne s'était pas étendu. Il avait cependant été ravi d'avoir des nouvelles de son ami Sevrin, le maréchal-ferrant, qu'il n'avait plus vu depuis près de cinq ans. Philosophe, Siméon goûtait à la vie au grand air, et Hélène n'était pas loin d'épouser son point de vue. Une vie ici, une vie là-bas, rien ne changeait, fondamentalement. Si ce n'était l'absence de certains visages, et une impression tenace d'évoluer en marge de la réalité. C'était à la fois agréable et douloureux.

Hélène se campa face à la statue du Cheval Ailé et tendit la main pour en effleurer la surface. La sensation la fit sourire, picotements légers dans la paume. La pierre avait conservé son étrange propriété, sa tiédeur en dépit de la nuit, et Hélène avança jusqu'à avoir tout le bras à l'intérieur du dieu pétrifié. Sa main n'y rencontra rien, sinon un air chaud, un peu épais, comme un liquide sec, une mélasse qui ne collerait pas. Elle se retira et constata que sa peau ne conservait aucune trace de l'étrange passage. Elle sourit. Ibsen serait sûrement intéressé par ce type de prodige. Elle pouvait l'imaginer, le sourcil froncé, les épaules voûtées, examinant les lieux avec concentration, prenant de temps à autre des notes absconses sur un morceau de parchemin froissé. Mais il n'était pas là pour l'heure et c'était à elle que revenait la primauté de l'exploration.

Au havre, cela avait été un concours permanent : à celui qui dénicherait les choses les plus époustouflantes. Ils avaient commencé en douceur avec des insectes bizarres, du papillon aux ailes ornées de grands yeux au phasme mimétique en passant par le scarabée à cornes, puis aux oiseaux, pourchassant leurs ombres furtives entre les arbres, et aux fleurs merveilleuses, qu'il ne fallait pas cueillir sous peine de voir s'effacer leur beauté ; il y avait eu le faon caché dans la grange, un étrange poisson mort à la surface de la cascade, et la fois où Ibsen avait déniché un tronc d'arbre qui ressemblait à un lion rugissant, et puis la caverne moussue qu'ils avaient explorée pendant quelques minutes avant de s'enfuir en hurlant, poursuivis par un essaim de chauves-souris mal disposées.

Le bon vieux temps, songea Hélène avec un sourire, avant de prendre une grande inspiration et de plonger la tête dans la surface de la statue.

De l'autre côté, la sensation de chaleur n'était pas désagréable et apparemment, respirer était parfaitement possible. Ouvrant les yeux, elle découvrit un océan de grisaille, piqueté ça et là d'étincelles rouges et vertes, mais elle aurait été bien incapable de dire à quelle distance. Les dimensions de cet espace caché étaient indiscernables, il était probablement très vaste, bien plus vaste que le seul volume de la statue d'Al Feratz. Pourtant, elle n'y vit aucune trace de la clairière ou de Kursha Tren, comme si l'illusion se fut ouverte dans le néant. Des brises contraires y soufflaient, certaines fortes, d'autres plus douces, froides, brûlantes, de droite et de gauche, caressant son visage, le repoussant, l'entraînant, mais elle gardait les pieds fermement campés à l'extérieur, prête à reculer à tout moment. C'était étrange, le vent lui évoquait des images... des sons... des odeurs aussi, des émotions, des impressions. Un petit souffle parlait de soleil, du chant des cigales, de violence aussi, et de couleurs mélangées... Un vent plus puissant évoquait le fracas du métal, des odeurs de brûlé, beaucoup de bruit, la frénésie... Un autre courant, ascendant, transportait la neige et la mort, un flux presque piquant fleurait l'alcool et la musique, la nuit aussi...

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