139. Encore quelques cadavres

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La grisaille de l'aube éclairait désormais la cour déserte, sombre, comme si un orage se préparait. Mais le ciel serait clair. Le soleil se levait derrière les montagnes, curieux d'une journée prometteuse. L'allée principale de la forteresse était une vaste esplanade de cailloux blancs, flanquée de deux grandes statues de chevaux ailés en pied, en albâtre bleu, et d'une fontaine qui crachait d'ordinaire de l'eau claire par la gueule d'un lion, mais qui était évidemment gelée. 

D'ordinaire, quand les portes étaient ouvertes, c'était par cette entrée que s'engouffraient les carrosses des invités, se rendant à une réception, un dîner, une audience. Ils se rangeaient ensuite devant la volée de marches en marbre clair du grand hall, tandis que des palefreniers et autres serviteurs prenaient l'équipage en charge. Ces dix derniers jours, seuls des militaires avaient arpenté la cour de la forteresse. Le temps des frivolités était loin. 

En descendant dans le givre matinal, Mikah s'étonna qu'Alcyon n'ait pas encore fait détruire les dernières œuvres d'art qui rappelaient le Dieu de toutes choses, que les athées de son empire méprisaient et vilipendaient avec énergie. Le cheval de droite, posé, les ailes repliées sur le dos, regardait vers son congénère de gauche, qui cabrait, défiant, déployant son envergure figée vers le ciel. 

Mikah avait toujours trouvé étrange qu'on ait placé deux Al Feratz à l'entrée du palais... Si on avait un Dieu, pourquoi le dupliquer ? N'était-il pas sensé être unique ? Mais si le prince restait maître à bord, les deux animaux divins ne feraient plus long feu... La destruction du temple était projetée pour les jours à venir.

Juste trop tard, avec un peu de chance, songea-t-il en gagnant la porte est.

Lui-même n'était pas croyant et n'aurait pas vraiment sourcillé si l'édifice avait été détruit. C'était sans doute un beau morceau de caillasse, mais il n'avait pas vraiment de goût pour les choses. Cependant il savait que les Gérébrans révéraient le Dieu Ailé avec une diligence discrète mais bien réelle. Al Feratz était un Dieu patient et bienveillant, distribuant sens et espoir sans rien demander en contrepartie. Pratique.

Quatre hommes étaient en faction dans l'ombre du porche qui menait à la ville. Deux Gérébrans, deux Bénétnashiens. Ainsi, ils n'avaient pas encore remplacés tous les natifs. Le gruau matinal serait sans doute moins sélectif que prévu. Mikah se dirigea droit sur eux. Chaque pas dans la neige, chaque mètre franchi l'électrisait peu à peu, il sentait le petit chatouillis habituel dans les muscles de ses épaules. Les bras croisés, il gagna le couvert du portail. Les gardes se raidirent à son approche. Les deux chevaliers oranges le toisèrent d'un air mauvais, tandis que les Gérébrans étaient intimidés, se redressant gauchement pour faire bonne figure. Mikah leur sourit.

« Une bien belle aurore... » dit-il simplement.

Les Bénétnashiens étaient suspicieux. Les Gérébrans se jetèrent un coup d'œil à la dérobée, inquiets. Sans doute savaient-ils que le maître espion ne sortait plus sans deux gardes du corps curieusement absents.

Définitivement absents, songea Mikah, se remémorant leurs mines éberluées lorsqu'ils l'avaient vu surgir de l'extérieur, souriant, l'épée au clair. 

A priori, il aurait pu les laisser dormir tranquillement, les gardant à l'écart du massacre prévu, mais il avait envie de son sabre, et il était en leur possession. Les malheureux. La Belette était en train de rêvasser et il avait tout juste eu le temps de se lever de son siège avant d'être fauché d'un coup imprécis dans la gorge. Le Gros s'était redressé, réveillé en sursaut, et Mikah l'avait embroché dans la poitrine, le renvoyant dans son sofa pour toujours. Dimitri serait peut-être fâché du carnage sur son tapis, mais il n'était pas très matérialiste, on lui remplacerait tout ça. Il y avait de fortes chances qu'il ne vive plus jamais dans ces appartements, de toute façon. 

A nouveau armé de son sabre favori, le chef espion avait ensuite tiré tous les cadavres à l'intérieur, fermé les portes et reprit sa route. Il avait juste croisé une servante, qui avait pâli en l'apercevant, et il avait hésité, puis renoncé. Après tout, les choses allaient s'enchaîner très vite et le petit déjeuner serait bientôt servi aux forces vives de la forteresse. Avec un peu de chance, ce serait en définitive une journée très calme au château. 

Revenant à l'instant présent, il sourit aux quatre gardes.

« Un bon jour pour un coup d'état, je pense. » ajouta le chef espion.

Un des chevaliers entrouvrit la bouche.

Une suggestion ? songea Mikah.

En une seconde le sabre était à découvert. Il cueillit le premier Bénétnashien dans la gorge, tout en lançant une dague, empruntée à un jeune chevalier malchanceux, dans la poitrine du Gérébran le plus proche. Dégageant sa lame dans le même mouvement, il frappa le second envahisseur en plein cœur, et se tourna vers le dernier Gérébran qui, muet de stupeur, le dévisageait, les yeux écarquillés, les doigts crispés sur le bois de sa lance.

« Désolé, rien de personnel... » fit le chef espion, puis il le décapita avec violence, l'envoyant rejoindre ses collègues sur la terre battue. 

Comme l'homme qui avait pris le poignard dans la poitrine agonisait encore, il plongea son sabre d'un coup sec dans sa nuque, et le silence revint. Il rengaina son arme, non sans l'avoir essuyé sur la cape de velours d'un chevalier ennemi. Puis il alla à la grande porte et la déverrouilla. Il hésita un instant, fit craquer ses articulations, d'abord des épaules, puis du cou, enfin des poignets et des doigts. 

Maintenant, c'était au tour du grand héros d'intervenir. Après tout, la voie était libre.

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