19. Changement de décor

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Cependant, à la nuit, les pensées d'Hélène étaient à mille lieues du général de Molwen. Galopant ventre à terre sur la route de sable gris qui serpentait à l'ouest de Gérébra, emportée par la foulée sûre du Ténébreux, elle quittait la cité, comme elle l'avait souhaité quelques heures plus tôt. Mais les circonstances étaient extrêmes et elle ressentait un déchirement de plus en plus intense comme la ville s'éloignait dans son dos, bientôt réduite à quelques lueurs éparses, étouffées par le brouillard.

Le Ténébreux était fringant, reposé, heureux de retrouver la campagne après des semaines à l'ombre des écuries. Bercée par son allure fluide, Hélène se sentait coupable de l'avoir négligé depuis leur arrivée à Gérébra, consacrant son énergie aux chevaux des autres, promenant Harfang dans ces paysages qu'ils traversaient à présent à la faveur de la lune. L'étalon noir repassa au pas en haut d'une côte, satisfait de sa promenade, et chemina ensuite plus tranquillement sur la piste. Son poil sombre était mouillé de sueur mais ses oreilles dressées trahissaient tout le plaisir qu'il avait pris dans la cavalcade. 

La nuit était profonde, les étoiles nombreuses. Sans doute une des dernières nuits dégagées de l'automne. Les ténèbres regorgeaient de vie, leur silence brisé par le cri hanté des oiseaux de nuit, le bruissement du vent dans l'herbe brunie, le claquement des sabots du Ténébreux sur les pierres du chemin, le glapissement d'un renard, parfois, dans le lointain, le coassement tonitruant de la salamandre diaprée alors qu'ils longeaient un des multiples confluents de la Keflà. L'obscurité appartenait aux créatures étranges qui peuplaient les sinistres plaines de l'ouest, célèbres pour dissimuler de nombreux cauchemars. Hélène se laissait porter dans ce néant, sans crainte, épuisée et comme paralysée par la succession imprévue des événements de la soirée.

Elle s'était couchée de bonne heure, après un souper revigorant partagé avec Aliosha, Ibsen et un nouveau pensionnaire, un libraire de Saffron venu se ravitailler en ouvrages récents. Comme les deux hommes s'étaient lancés dans une conversation endiablée sur les mérites d'un opus de philosophie kuarronte obscur, Hélène avait rapidement battu en retraite et décidé d'aller soigner ses courbatures dans un baquet d'eau chaude avant de s'écrouler sous les couvertures. 

Mais au beau milieu de la nuit, Ibsen l'avait réveillée avec empressement et elle avait découvert, plantée dans la salle commune de la pension, la musicienne du palais, Cymbeline. Cette dernière, manifestement bouleversée, lui avait enjoint de prendre la clef des champs au plus tôt, sans réelles explications, sinon que la reine avait apparemment décidé de lui faire passer un mauvais quart d'heure. Hélène avait cru à une blague. Mais Cymbeline semblait réellement effrayée, et ses inquiétudes avaient convaincu Ibsen, qui l'avait mise à cheval avant qu'elle n'ait pu protester. Lui-même n'était pas en état de voyager, épuisé par sa trop longue conversation de la soirée, mais avait promis d'aller trouver refuge aux Sangliers, puis de venir la rejoindre dès qu'il s'en sentirait la force. Il semblait à Hélène qu'on avait également mentionné des Griffons Pourpres, mais elle ne se souvenait plus du contexte. 

Trop endormie pour réellement s'opposer à ce petit cirque, elle s'était laissée guider vers la rue, et munie d'explications floues, s'en était allée vers l'ouest, où des « amis » devaient l'attendre, en bordure des marais keflans. A bien y réfléchir, elle imaginait à moitié se réveiller dans son lit, après ce rêve des plus étranges. Elle avait traversé toute la ville au pas tranquille de son destrier, puis avait emprunté l'une des failles que des inondations importantes avaient créées dans les remparts. Le passage était étroit mais praticable : on en avait dégagé les pierres, ménageant une arche arrondie dans la muraille réputée imprenable. Une fois au dehors, le Ténébreux avait pris le galop et Hélène s'était laissée emporter. A présent que l'urgence était quelque peu apaisée, elle réalisait, incrédule, qu'elle avait filé dans la nuit, abandonné son ami musicien et la cité qui les accueillait, sur les conseils d'une presque étrangère. Bien sûr, la reine avait mauvaise réputation, mais de là à ce qu'elle s'intéresse brusquement à une petite palefrenière de rien, cela semblait un peu tiré par les cheveux. A moins que le général de Molwen n'y soit pour quelque chose. Pourtant, il avait dit qu'elle pouvait avoir confiance en lui et elle l'avait cru.

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