122. Le point faible du général

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Hélène déboucha dans la cour des Sangliers au petit galop, éreintée. Le passage dans la Fissure avait été difficile. Pourtant, Fend-la-Brume avait été parfaite, calme, et Hélène pensait que la jument elle-même avait vécu une expérience particulière, sans doute parsemée de champs ensoleillés, de prés d'avoine succulente, de grands galops sauvages. 

Mais pour la jeune femme, la traversée avait été pénible. D'abord accueillie par les petites brises, elle s'était ensuite sentie agressée de toute part, comme si l'ensemble de la substance cherchait à lui rendre les choses compliquées. Des impressions douloureuses avaient fusé, des cris, des larmes, du sang, et chaque vent ne reflétait que mort, ruine et souffrance. Puis la Fissure semblait avoir renoncé et s'était rabattue sur des sensations misérables, presque suppliantes, et une mélancolie s'était nichée dans la poitrine de la jeune femme qui luttait pour gagner les rives de Gérébra. Succédant à cette tristesse poignante, l'agression était revenue de plus belle, et Hélène avait été soulagée de pouvoir s'extirper de la substance en trouvant un passage menant dans un entrepôt du quartier du Dauphin. 

Elle était restée quelques minutes cachée derrière de grandes balles de coton, tandis que les ouvriers s'affairaient, puis elle était sortie discrètement, la jument grise sur les talons. Enfin, en selle, elle avait regagné les Sangliers, profitant de cette belle matinée d'hiver.

Elle poussa la porte de l'auberge mais la salle était déserte. En installant Fend-la-Brume aux écuries, Hélène avait noté l'absence de Chevreuil, Galaad était donc probablement en promenade. Elle grimpa les escaliers et ouvrit la porte de la chambre qu'elle partageait avec Ibsen. Cependant, ce dernier dormait à poings fermés, calfeutré sous ses couvertures, et après un temps d'hésitation, elle renonça à le déranger et redescendit. Le plus sage aurait été de s'installer et d'attendre le retour du jeune révolutionnaire, mais Hélène bouillonnait de nervosité, conséquence de sa traversée dans la Fissure. Elle avait envie de voir Galaad, de lui parler, envie de constater pour elle-même ce que les Bénétnashiens avaient fait de Gérébra, aussi. Elle repartit donc dans la rue, à pied. Elle dévala la rue des Elans, remonta dans la travée des Chevreuils, dérapant sur les plaques de verglas, les poumons en feu. Galaad devait être au marché. 

Elle ralentit à proximité d'un attroupement qui bloquait la rue. Deux chariots de bois sombre encombraient la circulation et de nombreuses personnes devisaient dans leur ombre. Un certain nombre d'hommes portaient des livrées pourpres, d'autres des tenues plus passe-partout. Il y avait aussi quelques uniformes orange. Hélène prit un air dégagé et avança, tranquille, les mains dans les poches, plus curieuse qu'anxieuse. C'était difficile de savoir ce qu'ils faisaient. Des Griffons Pourpres. Grande bête monstrueuse cousue sur leurs capes de velours, le symbole des Galdeimon, puissent-ils être maudits. Des Gérébrans anonymes, dans des vêtements presque aussi ternes que ceux des Trenans. Elle croisa un regard, un second, et reporta les yeux sur la route.

« Excusez-moi, mademoiselle, fit alors une voix devant elle et elle découvrit un homme, les bras croisés, qui la dévisageait avec attention. Si vous voulez bien me suivre... »

C'était ce genre de ton qui ne permet pas de parlementer et Hélène eut la conviction subite que la journée allait prendre un tour bien désagréable.

***

Posant son assiette de ragoût vide sur le sol, Jack croisa les jambes et poussa un profond soupir de satisfaction. Autour de lui, chacun terminait de manger. Rodrigue avec entrain, Dimitri avec prudence, Iphigénie sans conviction.

« Sans vouloir brusquer vos doux rythmes naturels, je pense qu'il est urgent que nous abordions la question de la succession d'Elijah. » dit alors Jack.

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