65. Quand le chat-huant est parti...

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Dimitri galopa toute la journée. 

L'avant-garde de l'armée gérébranne, en branle depuis plusieurs jours déjà, avait péniblement traversé les plaines du nord pour gagner ses positions septentrionales, en contre-haut d'une série de petites collines surplombant la frontière bénétnashienne. Un espace plane d'environ douze lieues s'ouvrait entre Shallow et les contreforts des montagnes de l'ouest et c'était dans ce goulot que s'engouffreraient incessamment les troupes bénétnashiennes. Plus mobile et plus rapide, le dernier groupe d'officiers gérébrans avait coupé par la forêt pour rejoindre les premiers contingents. Le gros de l'armée suivait. 

Tout au long du parcours, Dimitri s'était attendu à être pris en embuscade par les bandits de Shallow, ce qui n'aurait été qu'une tuile supplémentaire, presque attendue au regard des derniers événements, mais il ne s'était rien produit. Il l'avait finalement regretté en débouchant dans la plaine, à la nuit tombée. Si Jack s'était dressé en travers de son chemin, il aurait pu le convaincre de l'accompagner à la guerre. Il avait besoin de Jack. Besoin de son impulsivité, de sa grande gueule, de son impertinence. Surtout besoin de sa science de la guerre. 

Remplacer Rodrigue au pied levé semblait chose impossible. Il avait tout misé sur son amiral. Il le connaissait par coeur, avait une confiance absolue en lui, si pas en ses compétences martiales. Avec Tara à Aryth, Jack dans les bois, Laerte en ville, Rodrigue aux mains des révolutionnaires, il ne restait que lui. Cette réalité affligeante l'avait turlupiné toute la journée et il avait eu une petite pensée pour Hélène. Il le lui aurait sans doute dit. Il aurait extériorisé un peu de cette angoisse.

Nous n'allons jamais gagner cette guerre, lui aurait-il dit.

En glissant comme une flèche sous les ramures endormies de Shallow, il avait réalisé que son absence était en fait une bénédiction. Il n'avait pas le droit de se dire qu'ils allaient perdre, pas le droit de lui dire, surtout. Parce qu'il fallait évidemment vaincre.

A la mi-journée, les dragons étaient passés en vol serré au-dessus de leurs têtes, frôlant la cime des grands arbres, leur ombre gigantesque glissant un instant sur le sol. Les reptiles constituaient un corps de choc, qui désorganisait souvent les rangs ennemis, mais Dimitri savait que leurs adversaires avaient entraîné des griffons pour leur faire face. Comment ils comptaient venir à bout des monstres cracheurs de feu était une autre histoire. Tout cela viendrait en temps utile.

Le galop du Ténébreux était un plaisir pour son cavalier, et porté par le pied assuré et volontaire de sa monture, le général avait ensuite passé en revue ses différents officiers, à la recherche du baron qu'il nommerait au poste normalement dévolu à l'amiral manquant. Le choix était difficile et cette réflexion l'occupa la majeure partie de la journée, l'emprisonnant dans une bulle que ne perçaient ni le froid du vent hivernal, ni les murmures de ses officiers, ni les couleurs ternes du paysage.

***

Dans l'antichambre de la reine, le général Laerte était passablement nerveux. Tiré à quatre épingles dans son uniforme rouge, il ne savait pas bien où se poser. La finesse des broderies des fauteuils, l'étoffe soyeuse des tapis, le lustre des parquets... Nul endroit ne semblait fait pour recevoir ses bottes. A la fenêtre, Mikah Sandar lorgnait la ville, un léger sourire aux lèvres, détendu, silencieux. Assis à son aise, le comte Alceste Freidhen compulsait une série de documents, en se lissant la moustache du bout des doigts. 

La reine fit son entrée, superbe dans une robe de velours bleu sombre, rehaussée d'emmanchures jaune or. Son décolleté lacé était juste un peu trop ouvert pour être complètement modeste, mais elle rayonnait de majesté, et les trois hommes la contemplèrent un instant, respectueusement. Elle s'assit dans un fauteuil profond et leur sourit doucement, à la fois charmeuse et défiante. Mikah croisa les bras et s'adossa à l'appui de fenêtre. Laerte posa les mains sur le dossier d'un siège, tandis qu'Alceste rangeait ses parchemins.

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