74. Crépuscule

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Dimitri vit tomber Diceth. L'énorme forme noire du dragon de tête se retourna en plein vol, il cracha deux jets de flamme vers le ciel, puis tomba comme une masse, les ailes déchiquetées, écartées et inutiles, emportant dans sa chute quelques griffons qui ne furent pas assez rapides pour se dégager. Le choc de son corps heurtant le sol se répercuta comme une onde sur le champ de bataille. 

Quelques secondes plus tard, une oriflamme attira le regard du général. Il piqua des deux et dévala la pente de la colline, laissant les derniers piquiers aux hommes de Gérold de Faïn, qui s'étaient rapprochés. Le Ténébreux ahanait, épuisé, les flancs couverts d'écume, mais son cavalier le poussa droit sur la plaine. Ils franchirent plusieurs rangs de Gérébrans déterminés, puis traversèrent une ligne bénétnashienne qui se débandait. Deux mouvements, deux hommes de moins. 

Sur la droite, un groupe de cavaliers gérébrans chargeait à nouveau, malgré la fatigue. Dimitri continua droit devant. Il repéra un premier officier sur son flanc gauche, vira, ne lui laissa même pas le temps de réaliser avant de le heurter de plein fouet. La lame s'enfonça juste entre le plastron et la gorge, puis ressortit, dégoûtante, et Dimitri s'esquiva avant que son adversaire ne tombe. 

Le carnage était terrible et les sabots du Ténébreux foulaient les cadavres sans retenue. Parfois un os craquait, ou le pied de l'animal dérapait sur une substance quelconque. Il ne frémissait pas. La neige n'avait même pas la décence de tomber pour cacher ce massacre. L'espace entre le lac et le village était moins peuplé, car c'était le lieu des premiers affrontements, et les combattants s'étaient ensuite déplacés au gré des fracas. Le sol était couvert de carcasses et de corps, de la veille et du jour présent. De temps en temps une plainte s'échappait d'une silhouette, mais Dimitri n'y prêtait aucune attention, filant. 

Derrière lui, il entendait la course des quelques cavaliers de son détachement qui l'avaient accompagné. Sans doute une douzaine. Il les aurait bien laissés en arrière, mais confusément, quelque part, il savait que cela ne se faisait pas. Le général d'une armée ne monte pas seul en tête. Pourquoi, il ne savait pas bien, pas à cet instant là. Il se sentait incroyablement tranquille, prenait à peine conscience des mouvements de son bras, de son cheval, seule importait la destination. Il dépassa les dragons sans un regard en arrière, d'abord Foceth, masse grise effondrée, puis Diceth, noir de jais zébré de sang brillant. Devant, plus loin, il y avait l'étendard rouge et argent d'Orlando de Huris et la promesse d'un affrontement crucial.

Les chevaliers derrière lui se déployèrent en éventail pour enfoncer la ligne de fantassins bénétnashiens qui leur faisait face. Les soldats dressèrent leurs larges boucliers de bois, pointèrent leurs épées et firent face à la charge gérébranne. Le choc fut brutal et sonore, le chevalier qui galopait juste à la droite du général chuta dans la neige, tandis que sa monture poussait un hurlement lugubre. Mais Dimitri traversa leur flanc sans ralentir, perçant la gorge d'un premier homme, l'échine du suivant, et continua sa course droit sur le général ennemi, qui quelques mètres en retrait, contemplait la curée. 

Orlando de Huris, bien qu'expérimenté, avait deux désavantages par rapport à son homologue gérébran : il était plus âgé et, de par sa position hiérarchique dans l'armée impériale, il ne montait plus très souvent en première ligne. Dimitri brandit son épée et galopa droit sur lui. Orlando vira et vint à sa rencontre, éperonnant son destrier, un monstre rouan caparaçonné de plaques cuivrées. La lance du Bénétnashien était plus longue que l'épée du Gérébran et le premier choc faillit être le dernier. Mais Dimitri se baissa, envoya son coude dans le plastron de l'autre, et le déséquilibra. Orlando se raccrocha à lui et les deux hommes tombèrent avec fracas dans la neige. 

En une seconde, ils étaient debout. Orlando avait dégainé son épée, Dimitri tenait toujours la sienne. Derrière eux, la violence des combats était toujours aussi intense, mais chacun avait sa propre vie à sauver. Non loin, le village de Sarcen continuait à flamber, et les maisons s'écroulaient peu à peu dans de grandes gerbes de flammes, envoyant des rochers noircis rouler dans la plaine. Il ne restait rien de la bourgade, sinon des ruines, et la fumée s'en dégagerait longtemps.

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