66. Inspiration

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A la nuit, le petit groupe d'officiers gérébrans gagna le campement de l'armée, qui avait été installé depuis plusieurs jours déjà par les troupes descendues des cités de Saffron et de Murmay. Les premiers contingents venus des alentours de la capitale ralliaient les tentes, petit à petit, descendant la grande plaine, et l'immense village guerrier, niché dans un repli de Shallow, bruissait d'une activité lugubre. A la lueur d'un croissant de lune, perçant de temps en temps entre les nuages, les feux de camp épars crépitaient, révélant des visages tendus, des corps transis, et les énormes piles de matériel qu'on avait essayé de protéger contre le gel. Les fumées grises dessinaient des arabesques sur le ciel, et elles rappelèrent au général les pillages à venir, s'ils ne se montraient pas à la hauteur du défi.

Leur arrivée fut accueillie avec enthousiasme par les troupes, les soldats les acclamèrent comme s'ils revenaient en héros alors que le premier choc n'avait pas encore eu lieu. Le général de Molwen garda le visage fermé qu'on lui connaissait, se contentant de saluer les rangs serrés de ses hommes d'un geste. Il était conscient de l'espoir et de la confiance que tous ces soldats plaçaient en lui, et plus que jamais, il en ressentait le terrible poids. En même temps, il ne rejetait pas ce soutien unanime, savait même le mériter en grande partie. Simplement, aujourd'hui, en cette nuit glaciale, il était accablé comme jamais, et la fatigue lui rongeait les os et l'âme, menaçant de le terrasser à tout moment.

Les cavaliers s'immobilisèrent sur une petite esplanade dégagée, entre de grandes tentes qui servaient de sellerie, suivis par la masse des hommes rassemblés. Des palefreniers vinrent à leur rencontre, saisissant la bride des chevaux éreintés. Les officiers mirent pied à terre, mais Dimitri resta en selle. Il avait le sentiment de devoir intervenir. Il avait horreur des discours. Il leva donc les yeux pour croiser ces multiples regards, fixés sur lui.

« Mes amis, demain, nous irons au devant des troupes bénétnashiennes. Les rumeurs qui courent sur leur force, leur nombre, leurs intentions, sont multiples et sinistres. Malheureusement, la plupart sont vraies. » dit-il, laissant sa voix porter.

Il y eut un murmure dans la foule.

« Mais nous avons un avantage sur eux. Nous avons un pays que nous aimons, dont nous sommes fiers. Un pays qui nous respecte, chacun, pour ce que nous sommes. Demain, quand nous monterons au front, nous devons nous souvenir que le destin de Gérébra dépend de nous, que nous sommes le seul rempart contre la barbarie. »

Le général avait la sensation de ne pas trouver les mots, mais pourtant les visages étaient tournés vers lui, des visages d'adolescents dont c'était le premier engagement, des visages de vétérans qui avaient dû combattre souvent à ses côtés, mais dont il ne reconnaissait pas les traits, des visages de femmes, aussi, moins nombreuses mais présentes, et dans chacun des regards, il trouvait la même exaltation, le même respect. Dimitri savait que le contenu des phrases était moins important que le ton sur lequel on les délivrait. Il savait aussi que sa simple présence suffisait à donner un sens autre à ce qu'il racontait.

Si seulement nous pouvions encore réellement nous enorgueillir de ce qu'est notre pays, songea-t-il.

Parmi les militaires attroupés, quelques chevaliers s'étaient glissés, quelques nobles aussi, et il reconnut certains de ses propres cavaliers.

« Je sais que certains d'entre vous ont peur, c'est parfois votre premier combat, votre première guerre, et il est vrai que certains d'entre nous ne survivront pas... Mais nous avons un devoir envers les gens que nous aimons, nos parents, nos frères, nos enfants, nos amis. »

Le Ténébreux renâcla. L'armée était toujours silencieuse et Dimitri leva un instant les yeux vers le ciel.

« Gérébra a été fondée sur trois principes : la liberté, la justice et la paix. Nous devons un instant renoncer à cette dernière, relever le défi que nous lancent les Bénétnashiens pour pouvoir défendre les deux autres. Demain, lorsque nous monterons au combat, je compterai sur chacun d'entre vous et j'ai confiance en chacun d'entre vous. »

Il rebaissa les yeux.

« Allez vous coucher. Soyez forts demain. Qu'Al Feratz vole dans vos rêves. » ajouta-t-il enfin en levant à nouveau la main.

Les hommes le saluèrent d'un cri unanime, qui le fit frissonner imperceptiblement alors qu'il mettait pied à terre. Il gratifia le Ténébreux éreinté d'une caresse rapide sur le chanfrein et emboîta le pas de Sonja qui l'attendait, se dirigeant droit sur la tente de l'état-major, réchauffé, un instant, par le soutien inconditionnel de ses hommes.

***

Mikah regardait la neige tomber derrière la fenêtre, tranquille. La ville était d'une beauté indicible quand elle était envahie par le gel. Chaque demeure, même la plus délabrée, se couvrait d'un manteau romantique, les stalactites s'échelonnaient le long des corniches, les rues, mal pavées, salies, moroses, disparaissaient sous une couche immaculée. Le blanc était parfait, juste quelques heures, avant qu'un premier passant ne foule la neige, y laissant ses empreintes. Puis venait un suivant, puis un suivant encore, et peu à peu, le tapis superbe se maculait de boue. Mais l'hiver ne renonçait pas. Il recommençait, patient, à semer ses flocons. A la tombée de la nuit, quand la bise avait chassé les marcheurs, Gérébra était figée dans cet instant de perfection. 

L'espion quitta son observatoire pour regagner le centre de la pièce, où se dressait une grande table de bois sombre. Dessus s'empilaient divers parchemins, qu'il regarda distraitement, avant de s'asseoir sur une chaise toute simple. Le quartier général des services secrets se situait dans la maison la plus anonyme de la ville, une petite masure ni trop décrépite, ni trop resplendissante, à deux pas de la citadelle, dans le quartier de l'Ours. Hormis la quinzaine de subordonnés avec lesquels Mikah traitait directement, personne ne savait où il se trouvait. Personne depuis la mort du général Bran, qui en était le fondateur. Mikah sourit à l'évocation du vieil officier. La porte s'ouvrit alors sur une jeune femme rousse, en vêtements de cuir sombres et moulants, le visage fermé.

« Vous m'avez fait mander ? demanda-t-elle, d'un ton direct.

— Oui, Alecto. » dit l'espion en l'invitant à prendre place, ce qu'elle fit sans attendre.

Hormis le bureau laqué, la pièce était étrangement nue, comme si on l'avait investie quelques secondes plus tôt.

« J'ai besoin d'une liste d'une dizaine d'opposants au régime. Choisissez-moi les plus revanchards. De préférence des gars d'une certaine carrure, avec des sympathisants. Adresses et lieux fréquentés. Prenez-les à droite à gauche. Pas tous de la clique du Lièvre Sombre, je voudrais ratisser large. » continua Mikah, croisant les mains derrière la tête.

Alecto acquiesça, songeuse.

« Vous avez besoin d'une équipe ?

— Non. Ça me fera de l'exercice, dit-il avec un sourire, qu'elle lui rendit, comme s'ils échangeaient une plaisanterie privée.

— J'ai aussi besoin d'un gars de cinq pieds et demi, noir de cheveux, pas trop épais, à qui faire dire ce que je veux. » ajouta Mikah.

Elle haussa un sourcil.

« En échange d'une fin rapide, sans trop de souffrances et d'une petite heure de gloire... » proposa-t-il.

Les yeux de la jeune femme se réduisirent à l'état de fentes, tandis qu'elle scrutait le visage de son supérieur. Mais il n'ajouta rien, n'éclairant pas sa lanterne.

« J'ai sûrement ce qu'il vous faut, dit-elle, sarcastique.

— Je m'en doute bien. »

Elle se releva, rangeant la chaise d'un geste brusque sous la table.

« Votre emploi du temps ? fit-elle.

— Si je pouvais en régler au moins cinq cette nuit-ci, ce serait vraiment optimal.

— Bon, nous en avons une bonne vingtaine qui devraient vous convenir. Je peux apporter les parchemins, et puis vous choisirez...

— Très bien. Je vous attends. »

Alecto ouvrit la porte, qui donnait sur un couloir plongé dans les ténèbres.

« Vous voulez Ferwyn lui-même ? »

Mikah sourit.

« Oh non. Certainement pas. »

Alecto opina du chef puis ressortit en refermant doucement la porte derrière elle. Mikah se leva et fit quelques pas dans la pièce, déroulant ses muscles en prévision de la nuit.

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