62. De l'art du stoïcisme

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            Debout sur le chemin de ronde en contre-haut de la cour des écuries, Mikah Sandar observait les hommes qui emportaient le cadavre raidi du poney pie. La belle fétide à fortes doses avait évidemment un effet assez dévastateur. La carcasse, lourde, rigide, dessina un large chemin sur la neige lorsque les deux chevaux de l'équarrisseur l'entraînèrent au dehors. L'espion suivit son mouvement des yeux, puis vit le général de Molwen entrer sur l'esplanade, plus tendu que jamais, légèrement cambré, une attitude qui dénotait son trouble. Mikah hésita un instant. Mais le frapper maintenant ne servirait à rien. Finalement, d'autres se chargeaient des basses besognes, et c'était tout aussi bien. Dimitri se retourna brusquement et l'aperçut. Mikah se contenta de sourire, soutenant son regard noir.

« La fin d'une ère ? » demanda l'espion.

Le général ne répondit rien.

« Evidemment, un chevalier ne va pas bien loin, sans son destrier. » continua Mikah.

Une silhouette encapuchonnée de violet surgit alors de l'arche des baraquements, et alla droit vers le général. Reconnaissant Sonja Vaõ, le maître des ombres en profita pour s'esquiver. Les choses n'auraient pu s'agencer mieux.


Dimitri s'efforça d'accorder toute son attention à Sonja qui, heureusement, ne fit aucune référence à Harfang.

« Les troupes du corps de bataille sont presque prêtes, dit-elle. J'ai eu les rapports des seize commandements et Loren a confirmé qu'ils pourraient partir demain.

— Très bien.

— L'amiral Bryne termine la revue du contingent sud-ouest, et les caravanes de Saffron sont déjà arrivées à Murmay. Nous ne devrions pas avoir de problème de ravitaillement avant une quinzaine de jours.

— Bien. Je dois encore m'entretenir avec la reine, mais je voudrais réunir l'état-major une dernière fois ce soir. En ce compris Laerte, évidemment. Je dois être sûr qu'il saura réceptionner ce groupe qui passe par les bois. Peux-tu te charger de faire passer le message ?

— Bien sûr.

— Merci. »

Sonja jeta un regard furtif vers l'arrière.

« Heu...

— Oui ?

— Tu as... enfin, trouvé un cheval de remplacement ?

— Oui. Bien sûr. » répondit-il, d'une voix où ne perçait rien.

Elle rougit un peu, et se frotta les mains.

« Parfait. Bon. A plus tard, alors.

— A plus tard. » répondit-il.

Elle sourit, embarrassée, et s'esquiva à grands pas, frissonnante. La neige recommença à tomber, brusquement, mais c'était presque de l'eau froide. Un départ dans la gadoue en perspective. Dimitri leva les yeux et soupira. Demain, le front, les choses sembleraient tout de suite plus faciles, plus logiques, il n'aurait plus à se torturer l'esprit. Il jeta un coup d'oeil sur la façade grise de la citadelle. Il aurait aimé voir Rodrigue, juste une heure, avant d'avoir à affronter la reine, mais son ami le rejoindrait bien assez tôt. De toute façon, il ne le comprendrait pas vraiment, lui non plus, mais au moins, il serait bienveillant. Dimitri prit une grande inspiration.

Détache-toi, songea-t-il, avant de regagner l'abri oppressant du château.

***

Le général quitta les appartements de la reine à la nuit noire. Il était resté d'un calme olympien tout au long de l'entretien, rentrant dans le jeu de la souveraine à tous les niveaux. Il n'avait pas mentionné le poney, elle n'y avait pas fait référence, et pourtant il savait qu'elle savait. Plus il y réfléchissait, plus il doutait qu'elle soit responsable de sa mort, et ses soupçons se portaient davantage sur l'espion de service. Elijah n'était pas toujours très lucide quant à la tenue de son royaume, mais ses conseillers, Freidhen en tête, étaient conscients du caractère crucial des combats qui se dérouleraient dans quelques jours seulement. Le priver de son destrier à la veille d'un assaut était presque un sabotage organisé, ce qui n'était pas dans l'intérêt du royaume. 

A moins qu'ils ne soient tous persuadés qu'il était capable de changer de cheval comme de chemise. Ce n'était pas totalement faux. Le seul réel effet de la mort du cheval était le renvoi d'Hélène. Et seule Elijah avait pu en arriver à ces extrémités juste pour se venger des décisions qu'il lui avait imposées en faisant enfermer des prisonniers dans sa future salle de réception. Tout cela était ridicule, terriblement pathétique.

Elle lui avait beaucoup parlé de mariage, lui enjoignant de gagner cette guerre au plus tôt, histoire de pouvoir célébrer leur union à la date prévue. Sans se démonter, elle avait discouru à propos de sa salle, dans laquelle les travaux allaient reprendre incessamment, sans plus faire référence aux citadins qu'elle avait fait arrêter. Dimitri l'avait obligée à aborder ce sujet, bien qu'elle semblât désireuse de ne plus revenir à leur différend en la matière. 

Malgré ses efforts, il n'avait pas réussi à lui faire promettre de ne pas exécuter ces gens avant la fin de la guerre. Il s'était donc résigné à l'écouter discourir sur les préparatifs des noces, à moitié atterré, à moitié indifférent. Elle semblait ne pas réaliser ce qui était en train de se jouer. C'est à cet instant, en s'entendant raconter que pas moins de trente-quatre ménestrels et amuseurs divertiraient les invités du banquet, qu'il avait réalisé pour la première fois, avec une acuité nouvelle, qu'il ne reviendrait peut-être pas du front. Que les Bénétnashiens étaient beaucoup plus nombreux qu'eux, qu'Alcyon de Bénétnash était un général hors pair et plus expérimenté que lui, qu'il n'était pas dans le meilleur état d'esprit pour venir à bout d'un ennemi désireux de renverser une nation rebelle. Curieusement, cette soudaine lucidité le tranquillisa instantanément. Il se sentit arraché au poids de la conversation à laquelle il assistait.

Je n'épouserai jamais cette femme, songea-t-il, et cela lui donna envie de sourire.

Il se sentit subitement libre. L'écouter devint si simple, la regarder sans s'inquiéter, la voir palabrer, s'émoustiller de ces petites choses qui ne seraient pas.

Finalement, elle l'avait laissé parler et il avait tranquillement exposé ses plans, détaillant le dispositif qu'il laisserait en ville pour contrôler l'agitation urbaine et cueillir les troupes qui s'étaient engagés dans Shallow, la manière dont le repli s'opérerait s'ils ne parvenaient pas à arrêter les Bénétnashiens dans la plaine, et les grandes lignes de la stratégie militaire, sachant parfaitement que tout cela lui passait complètement au-dessus de la tête, mais qu'il devait la tenir informée. Elle lui laissait le champ libre, c'était le principal.

Au moment où il prenait congé, elle lui avait demandé si elle avait droit à un baiser de son champion, protecteur et futur époux. Ils s'étaient dévisagés en silence, et Dimitri avait fini par s'exécuter, échangeant avec elle un instant d'intimité sans amour, sans chaleur, qui ne voulait rien dire pour lui, dont il ne comprenait pas le sens pour elle. Mais il l'embrassa tout de même et quitta la pièce avec son goût sur la bouche, qu'il essuya machinalement du bout des doigts en gagnant le couloir. La pénombre qui y régnait lui donna un frisson. Il se sentait toujours comme déconnecté de la réalité. Il fut néanmoins soulagé de ne pas découvrir Mikah embusqué dans un coin. Son absence était presque inquiétante, mais il n'allait pas s'en plaindre. Son état-major l'attendait et il hâta le pas pour gagner la pièce circulaire où se décideraient les derniers détails. Petit à petit, il reprit ses esprits et la complexité de la situation lui revint. Il restait à peine quelques heures avant le départ, il ne fallait plus s'encombrer de quoi que ce soit d'autre que des nécessités immédiates du front. Et dormir, si possible, à un moment ou un autre.

Mais lorsqu'il poussa la porte de la salle, tout à son plan de bataille, il tomba nez à nez avec Sonja, dont le visage reflétait un grand désarroi.

« Dimitri... »

Le général se figea.

« Il est arrivé quelque chose... » murmura-t-elle.

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