86. La porte fermée

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Kursha Tren frissonnait sous la neige. Hélène avait succombé à la fatigue peu de temps après être rentrée à la cité des proscrits, accablée par un chagrin qui l'avait plongée dans un état presque catatonique. Iphigénie l'avait accompagnée jusqu'à la tente de l'infirmerie et lui avait fait boire quelque chose qui l'avait plongée dans un sommeil sans rêves. 

Mais toute bonne chose avait une fin, et elle s'était éveillée, regrettant un instant que le matin existe, qu'il y ait une chose comme les lendemains. L'oubli semblait le meilleur refuge, l'inconscience salvatrice des heures froides, et elle avait tenté de se rendormir. La neige tombait sur la toile de la tente, il y faisait glacial, et Hélène n'avait pas réussi à se détacher du monde à nouveau. Elle avait contemplé le plafond terne de son refuge pendant de longues heures, tentant de se convaincre que la douleur s'en irait. 

La douleur devait s'en aller. Un jour. Avec le temps. Tout s'efface. Plus d'une fois, ses yeux avaient débordé, simplement, mais elle avait gardé le silence. Tout ceci était inutile et puéril. Les aléas de la guerre. Si seulement Ibsen avait été là, elle aurait pu enfouir son visage dans son cou, sentir son affection, se sentir moins seule, mais... mais Ibsen était loin, bien sûr. Et il n'aurait rien changé, rien pu faire, lui non plus. Elle l'aurait peut-être détesté pour ça, comme elle se détestait.

Iphigénie était passée en milieu de matinée, mais Hélène avait fait semblant de dormir. La Trenanne était restée de longues minutes, assise près du lit, sans rien dire, sans la toucher, immobile, puis elle était partie sans un mot. Sans doute n'avait-elle pas été dupe de ce faux sommeil, mais elle l'avait respecté.

Hélène ne s'était levée que beaucoup plus tard, accablée par la faim, et s'était glissée, emmitouflée dans une cape de fortune, parmi le dédale des tentes. Elle n'avait envie de voir personne, juste de remettre ses pensées dans l'ordre, mais elle était encore trop secouée. Ibsen avait raison : elle n'était capable de rien, elle ne savait rien faire, juste errer, parler, sourire. A quoi bon ? Elle n'avait même pas pu se sacrifier. Elle n'en avait pas le droit.

Son ventre la guida jusqu'à la tente de l'intendance où on lui remit un bol d'une soupe épaisse et odorante, un quignon de pain encore chaud, un petit morceau de fromage orangé, et elle s'assit, miséreuse, à une table, toute seule. Autour d'elle, la ville fantôme bruissait d'une activité fébrile, et elle se demanda un instant s'ils savaient que tout allait changer. Sans doute. Quelle importance.

***

Quand Galaad revint aux Sangliers, en milieu de matinée, Ibsen était encore dans l'écurie. Il s'était réveillé peu après l'aube, alerte, et en dépit de ses courbatures, il était descendu à la rencontre de son cheval. Ce dernier se trouvait dans son box habituel, épuisé mais vivant. Quelqu'un avait ôté la flèche de sa croupe, et avait bandé temporairement la blessure. Ibsen était extrêmement reconnaissant à cet infirmier anonyme. Il avait cependant retiré le pansement, révélé la plaie, et entrepris de la nettoyer à l'aide d'un onguent de sa préparation, sauge, romarin, aigremoine, un peu d'huile. Le hongre s'était laissé faire, placide, reconnaissant la main bienveillante de son maître. 

Passé le premier choc du retour solitaire de sa monture, Ibsen avait tenté de se raisonner. Il ne s'était rien produit d'anormal, pas un éclair, pas un tremblement, pas une bourrasque. Hélène devait être vivante, quelque part. Mais où ? Et ces histoires de monde qui s'écroulent n'étaient-ils pas des contes de bonne femme qu'ils s'étaient racontés pour se faire mousser ? Et si elle était prisonnière quelque part ? Si le cataclysme suivait sa mort de quelques jours ? La vérité, où qu'elle soit, était hors de portée, et le jeune magicien fut étonné de réaliser qu'il était capable de garder son calme. A quoi bon s'angoisser sur une situation qui lui échappait ? A quoi bon imaginer le pire ? 

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