2. La Place des Bouvillons

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Le lendemain, vers midi, les deux voyageurs tentaient de garder leur équilibre dans la cohue du marché aux bestiaux de la place des Bouvillons. Des centaines de bovins, certains nerveux, d'autres placides, couvraient les pavés salis de leurs bouses odorantes. Ça et là, une paire de chevaux malingres ou un âne détonnaient sur la dominante à cornes qui semblait avoir attiré les badauds. Ibsen, à moitié hilare, à moitié atterré, traversait les groupes de maquignons en jouant au spécialiste, s'aidant d'un bâton sculpté pour marquer ses enjambées.

« Or donc, une vache rousse serait du meilleur effet pour agrémenter notre équipage, Hélène. En plus, parmi tous ces hommes, ça te ferait de la compagnie.

— De quoi parles-tu ? demanda Hélène, qui scrutait la foule à la recherche de ce qu'elle avait à observer, sans savoir ce qu'elle devait trouver.

— De la vache.

— Tous ces hommes, qu'est-ce que tu racontes, il n'y a que toi !

— Je parle de Caméléon et du Ténébreux.

— Je ne comprends rien, Ibsen. »

Le jeune homme s'arrêta et la dévisagea d'un œil malicieux. Hélène portait une tenue passe-partout en toile brute, teinte aux couleurs de l'automne. Pour vivre heureux, vivons cachés, disait le philosophe.

« Je peux savoir ce que nous faisons dans ce marché aux bœufs ? Nous n'avons pas besoin d'un taurillon, à ce que je sache. Encore moins si nous nous installons en ville. En plus, honnêtement, cet endroit pue comme aucun autre. La fiente de bœuf, la transpiration de bœuf, la pisse de bœuf...

— Je t'ai déjà dit que Galaad...

— Oh, nous y voilà ! Le beau tavernier t'a conseillé le marché aux bestiaux, et tu y as couru !

— C'est la personne la plus accueillante que nous ayons rencontrée depuis le début du voyage !

— Mais il t'a conseillé le marché aux bestiaux. Cette ville est extraordinaire, on y trouve des dizaines d'herboristes, des libraires, des enlumineurs, des rebouteux, des musiciens, des parcs luxuriants, des statues mirobolantes, une architecture millénaire, le grand temple d'Al Feratz, et où nous emmènes-tu ? Au marché aux bestiaux. Je pensais qu'on se connaissait mieux, toi et moi.

— Ibsen...

— J'arrête de t'ennuyer, je sais. On peut bien perdre une journée de temps en temps. Mais ces vapeurs bestiales, c'est atroce. Franchement. Je vais finir par avoir un malaise et tu devras me porter.

— Pourquoi tu as dit à Ran que tu étais herboriste ? demanda Hélène.

— Et pourquoi pas ? Tu voulais que je lui dise quoi ?

— La vérité, par exemple ?

— Sois sérieuse, tu veux. La vérité. J'essayais de nous trouver un toit, tu vois, pas de faire appeler la milice.

— C'est moi qui ai trouvé le toit.

— Oh ça va. »

Une femme se retourna vers eux et fronça les sourcils.

« Chhhh... Taisez-vous ! »

Ibsen et Hélène réalisèrent alors que la foule autour d'eux s'était immobilisée et tue, et que tous les passants regardaient dans la même direction, vers le centre de la place, et un curieux promontoire, une charrette à foin, sur laquelle était perché un homme.

« Citoyens de Gérébra ! s'exclama-t-il, la voix claire, qui portait, emplissant toute l'esplanade, plus forte que le mugissement des bœufs. Mes frères, mes amis ! Je m'adresse à vous, aujourd'hui encore, car nous ne pouvons plus attendre ! Tous, nous appartenons à cette ville, à ses toits, ses rues, sa rivière, mais elle nous appartient en retour ! Et ensemble, nous avons le pouvoir de récupérer ce qu'on nous a volé, extorqué, de redevenir maîtres de ces lieux ! Nous avons ce pouvoir, chacun, mais surtout tous ensemble, unis, de dessiner cette aube nouvelle, où les valeureux que vous êtes, vous qui suez sang et eau, chaque jour, pour gagner votre pain, où les valeureux que vous êtes goûteront le fruit de leurs efforts... Où ensemble, nous relèverons la tête et regarderons ceux qui nous oppriment droit dans les yeux. Où nous leur dirons non. Non à l'exploitation, non au meurtre, non aux expropriations et à la justice qui n'en est pas une. Nous montrerons à ceux qui pensent que les Gérébrans sont des esclaves soumis et résignés que le peuple a une voix, une foi, un bras pour se défendre. Vous, fils et filles de cette terre, fils et filles de cette ville, c'est vous qui l'avez construite, vous qui l'avez transformée en cet endroit extraordinaire, la capitale du royaume, enviée par les nations voisines ! Vous pouvez regarder les murs de la citadelle avec fierté, car cette merveille, ce sont vos aïeux qui l'ont bâtie de leurs mains fermes, et sa beauté est la beauté qui existait dans leurs cœurs ! Mais nous ne devons plus accepter le joug que nous imposent les bien-nés, cette racaille qui se pense au dessus du commun des mortels, au dessus de l'incendie qui a ravagé le quartier de l'Ours au mois de Caltrain, au dessus de l'épidémie qui a fauché les orphelins de la place des Daims, au dessus de cette eau saumâtre qui nous ruine l'estomac, de ces trous putrides qui nous servent d'égouts, de la pourriture dans nos charpentes, de la faim dans le ventre de nos enfants, du froid qui s'approche et se prépare à emporter nos anciens ! »

Des cris de soutien saluèrent la tirade. Debout sur sa charrette, l'orateur, le sourire aux lèvres, reprit son discours.

« Là, perchés dans leur forteresse de marbre, votre forteresse, Gérébrans, nos nobliaux dans leurs culottes de velours pensent qu'ils sont à l'abri de la grogne. Qu'ils sont hors d'atteinte de vos souffrances et de vos récriminations. Mais nous sommes le sang de cette ville, nous sommes son bois, sa flamme. Sans nous, Gérébra n'est rien qu'un dédale de rues vides, sans commerce, sans musique, sans armée. Ensemble, nous pouvons changer les choses, ensemble nous allons changer les choses !

— Milice ! » cria une voix dans la foule, imitée bientôt par une dizaine d'autres.

L'orateur salua la foule d'un poing vengeur dressé dans l'air frais et des applaudissements féroces lui répondirent. Il sauta alors de son perchoir et se perdit dans la cohue, tandis qu'une dizaine de cavaliers bardés de rouge déboulaient sur l'esplanade, provoquant un début de bousculade. Encombrés par le bétail attroupé, les miliciens réalisèrent que la poursuite était vaine et que l'agitateur se trouvait sans doute déjà quelques rues plus loin. Le chef du petit escadron manifesta sa mauvaise humeur par un juron sonore et tenta quand même de se frayer un passage au travers de la place, avant de renoncer. Les cavaliers battirent en retraite, conscients de leur infériorité numérique et d'une énergie dangereuse qui émanait de la foule, ne demandant qu'à dégénérer en émeute. Aux côtés d'Hélène, Ibsen s'était raidi, prêt à prendre le large. Le départ des soldats le rasséréna, et la jeune femme sentit sa poigne sur son bras se détendre.

« C'était lui ! fit Hélène, ravie.

— Merci, je ne suis pas aveugle, grommela Ibsen.

— Il parle bien, je trouve. » ajouta-t-elle, jetant un coup d'œil autour d'elle.

Les gens se dispersaient et retournaient au bétail amassé sur la place, comme s'il ne s'était rien passé. Seuls les visages trahissaient l'impact du discours qu'ils venaient d'entendre. Certains semblaient radieux, d'autres furieux. Mais il y avait un enthousiasme palpable dans l'air, comme si tous ces corps, individuels, appartenaient en fait au même tout, à un vent invisible mais brûlant.

« Mouais. Il dit les choses comme les gens veulent les entendre, c'est tout, fit Ibsen, d'un ton revêche.

— C'est le secret de la politique.

— Ah parce que tu es subitement devenue une spécialiste. Je ne savais même pas que tu connaissais ce mot ! »

Il leva les yeux au ciel.

« Mais tu as raison, il ne s'en tire pas mal, concéda-t-il.

— Est-ce qu'on reste ? » demanda Hélène.

Le jeune homme baissa les yeux sur sa compagne.

« Il y a suffisamment d'étoiles dans tes yeux pour remplir dix fois la voûte céleste. Je n'oserais même pas m'opposer à tes désirs, murmura-t-il, sur un ton résigné.

— Mais qu'est-ce que toi, tu en penses ?

— J'en pense que je trouve ça bizarre, d'avoir fait tout ce chemin jusqu'ici, pour nous acoquiner avec des révolutionnaires à peine arrivés. Je n'oserais pas appeler ça un manque de pot absolu. Disons un coup du destin pour le moins... imprévu. »

Elle planta les poings sur ses hanches et le fixa droit dans les yeux.

« En ton âme et conscience, Ibsen ?

— Ça va, c'est bon, on peut rester. Pour l'heure.

— Oui ! Merci ! » s'exclama-t-elle en esquissant un petit pas de danse.

Ibsen poussa un bref soupir, tandis qu'Hélène mettait le cap vers une rue adjacente d'un pas énergique.

« Je sens qu'on va vivre de grandes choses !

— Al Feratz veille sur nous... » grommela Ibsen en lui emboîtant le pas.

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