84. Abandons

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Après quelques temps d'errance, les cavaliers gérébrans trouvèrent un groupe ennemi, composé d'une vingtaine de chevaliers bénétnashiens. Ils s'alignèrent dans la brume, regardant leurs silhouettes apparaître, puis prendre corps, devenir chair et métal, promesse de trépas. Leurs armures humides étaient encore clinquantes, ce qui renseigna Dimitri sur leur fraîcheur : ils n'avaient manifestement pas encore combattu. Mais sans doute ne s'attendaient-ils pas à recevoir une charge minuscule dans le flanc, le général ordonna donc l'assaut immédiatement, et les six derniers destriers gérébrans s'élancèrent, recrus, vers leurs adversaires. 

Débarrassé de la pulsion guerrière qui l'animait généralement, Dimitri se sentit beaucoup moins clair quant aux gestes à poser. Son esprit était occupé par bien d'autres soucis, la chute de Gérébra, la trahison de la reine, la présence d'Hélène, surgie de nulle part au milieu du charnier. Chaque pensée interférente le rendait plus maladroit, moins précis, il n'avait plus cette maîtrise automatique de ses mouvements, la capacité à prévoir sans surprise la prochaine initiative de son agresseur, la contrôle sur la situation. Il en prit conscience, et quelque part, cela le détendit. Il allait enfin pouvoir laisser aller tout ça. En même temps, il ressentait une petite pointe de culpabilité, insidieuse, l'idée qu'il aurait pu renoncer pour revenir, peut-être. Mais c'était ridicule. La guerre était perdue, l'armée anéantie. 

Déconcentré et démoralisé, il attendait le coup qui le prendrait par surprise, mais il ne vint pas. Il réalisa que les Bénétnashiens, loin de l'agresser violemment comme ils l'avaient fait pour ses hommes, semblaient essayer de l'isoler du groupe, mais sans réellement tenter de le tuer. Par contre, le Ténébreux avait pris un mauvais coup dans la croupe et perdait du sang, de moins en moins réactif. Dimitri comprit brusquement qu'ils voulaient le prendre vivant. Cette perspective l'horrifia. Il était prêt à mourir, mais pas à être capturé. Regardant les hommes qui l'entouraient, une demi-douzaine de chevaliers casqués, il tenta de repérer celui qui serait le plus susceptible de le frapper pour défendre sa peau. Le visage découvert par leurs casques simples, ils étaient plus lisibles que les Gérébrans, et il sélectionna un jeune homme râblé, le regard un peu fou, qui semblait hésitant. En le poussant à bout, il devait y avoir moyen d'en obtenir un coup fatal.

Mais le Ténébreux refusa d'avancer. Haletant, le cheval recula, les oreilles baissées, et poussa un hennissement misérable. Le général sentit qu'il était en train de perdre son ascendant sur sa monture, que le lien qu'il avait avec le cheval se rompait. Les flancs de l'étalon battaient sous ses genoux, et la tension dans les rênes devenait trop forte, signe qu'il allait prendre le mors aux dents. Même épuisé, un monstre d'une demi-tonne était plus puissant que son cavalier, et le général, décontenancé, hésita un instant à descendre de cheval. 

Soudain, le Ténébreux hennit plus violemment, les oreilles redressées et cabra. Dimitri se cramponna à la crinière de l'étalon, qui retomba lourdement, plia les antérieurs et partit comme une flèche vers la droite, prenant l'ensemble des êtres humains rassemblés au dépourvu. Il brisa la ligne bénétnashienne et détala droit sur la forêt, emballé. Le général n'avait plus aucune prise sur lui, mais le cheval était éreinté, il allait s'écrouler tôt ou tard. C'est alors qu'il entendit le sifflement, aigu, porté par le vent. Le Ténébreux buta sur quelque chose, poussa un râle et se mit à cracher du sang. Il ralentit, mais continua sa route. Sentant que l'animal peinait, Dimitri reprit les rênes et tenta d'infléchir sa direction, sans succès. L'étalon repassa au trot, puis s'immobilisa brusquement avec un cri rauque, eut un sursaut et s'écroula sous son cavalier. 

Le général se dégagea péniblement de la selle, encombré par le poids de son armure, alors que l'étalon frémissait dans la boue, agonisant. Ses yeux roulaient dans ses orbites, paniqués, et son souffle blanc grimpait vers le ciel. Relevant sa visière, Dimitri vit alors Hélène se distinguer sur le gris du sol, et elle s'accroupit devant le cheval, soulevant sa lourde tête et lui soufflant dans les naseaux, comme font les équidés entre eux quand ils veulent se saluer.

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