21. Ceux qui sont restés

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Assis devant son gruau matinal, Ibsen n'avait pas faim. Il était conscient de sa mine terrible et estimait avoir dormi moins d'une heure. Il se sentait barbouillé et las. Jamais il n'aurait imaginé que l'absence d'Hélène lui ferait un tel effet. Il n'en ressentait aucune honte, mais était atterré de réaliser qu'il ne pourrait pas prendre la route pour la rejoindre, pas dans son état, pas aujourd'hui. Le pire était la raideur dans le bas du dos, et bien sûr, les nausées. Finalement, somnoler le nez dans un bol fumant n'était probablement pas le remède le plus efficace à un estomac incommodé. Il repoussa le plateau que lui avait gentiment déposé Ran et se perdit dans une contemplation trouble de la cour métamorphosée par l'automne. Ibsen aimait cette saison, il avait souvent l'impression d'être lui-même prisonnier d'un automne permanent, perdant peu à peu ses feuilles, en caressant l'espoir d'un printemps hors de portée. Restait à savoir quand surviendrait l'hiver.

Aux petites heures, les gens des Sangliers l'avaient accueilli sans sourciller et Ran l'avait installé avec diligence dans une des chambres du l'étage. Galaad, quant à lui, avait pris la nouvelle d'un air indifférent mais c'était un mauvais comédien. Ils l'avaient laissé se coucher sans l'accabler de questions.

Retour à la case départ, mais j'ai perdu ma reine, songea Ibsen.

Mon cavalier, se corrigea-t-il mentalement, avec un petit sourire.

Cymbeline lui avait assuré qu'Hélène serait en sécurité là où elle l'envoyait, mais Ibsen ne pouvait s'empêcher de détester cette situation.

Me voilà écarté, comme prévu, pensa-t-il, avec amertume.

Il était bien obligé d'avouer qu'il aurait été incapable de protéger son amie contre qui que ce soit.

« J'étais l'ami des cascades... » murmura-t-il à mi-voix.

Il se retourna sur la porte qui s'ouvrait et vit Ran lui sourire depuis le refuge de son comptoir. Elle finit par s'approcher de lui, la mine désolée.

« Tu ne dois pas t'en faire. » commença-t-elle.

Il haussa les épaules avec un sourire contraint et elle acquiesça. Les mots ne servaient pas à grand chose dans ce genre de cas. D'une main discrète, elle reprit le plateau et l'emporta à la cuisine, respectant la morosité de son visiteur.

Le visage dans les mains, Ibsen se massa les tempes du bout des doigts. Gérébra avait été une mauvaise idée, Hélène avait raison. En quelques semaines, ils s'étaient fait des ennemis implacables, qu'ils ne connaissaient même pas.

Si seulement elle n'avait pas été se fourrer dans ce magma politique, grommela-t-il intérieurement.

Mais c'était de sa faute à lui, car il avait choisi l'auberge et les avait précipités dans les bras de la révolte. D'autre part, Hélène était une créature curieuse, naïve, et elle mesurait mal les usages du monde.

Comme moi, en somme, songea-t-il. Nous ne sommes pas faits pour cet univers tortueux.

Mais si seulement il avait eu la force de lui dire non, de s'opposer, d'interdire. Après tout, il était l'aîné et Méroë avait dit... Elle avait dit qu'il devait toujours veiller sur elle. Il sentit une sueur froide naître entre ses omoplates et le sang battre à ses tempes, violent.

« J'ai failli... » dit-il à mi-voix.

Mais Hélène était en sécurité, sûrement. Dès qu'il s'en sentirait l'énergie, il attellerait Caméléon et ensemble, ils iraient la chercher. Puis, ils prendraient la route vers un autre horizon, une ville moins grande, moins compliquée, un endroit de verdure et de nuages blancs. Pas de regrets à avoir. Il ne lui restait plus qu'à se reposer un maximum, histoire de pouvoir prendre la route dès le lendemain.

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