39. Échanges clandestins

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Le général de Molwen franchit la passerelle du navire amiral de la marine gérébranne et monta à bord. La "Foudroyante" était une caraque à quatre mâts, d'environ 130 pieds de long. Construite en chêne de Shallow, elle avait seulement une dizaine d'années, et l'amiral Bryne veillait sur elle avec un soin proche de l'obsession. La proue arborait fièrement un cheval ailé de bois, dont les plumes déployées couraient sur les flancs arrondis du navire. Dimitri avait toujours trouvé étrange de mettre le dieu du ciel sous eau, mais après tout, l'esprit veillait sur les navires comme sur les dragons... Les grandes voiles carrées avaient été repliées sur les deux premiers mâts, mais dans le ciel claquaient encore les drapeaux de la marine, Al Feratz sur fond gris, le dauphin noir sur fond jaune de l'amiral. Les deux mâts arrière, plus courts, avaient été complètement débarrassés de leur voilure. 

Malgré la neige fondante qui leur pleuvait sur les épaules, une dizaine de matelots briquaient le pont, l'enduisant sans doute d'un onguent protecteur, et le général les salua d'un geste avant de se diriger vers la poupe, où Rodrigue avait ses quartiers. L'amiral avait bien sûr des appartements au château, mais il préférait passer ses journées au port, comme si le léger roulis de la mer lui était indispensable pour rester en bonne santé. Dans quelques semaines, cependant, la mer gèlerait, et toute la marine serait à terre. Protéger les bateaux ne serait pas une mince affaire, mais Rodrigue était un spécialiste, et Dimitri lui faisait confiance. Il s'arrêta devant la cabine et frappa. Au-dessus de lui, le château arrière du navire s'élevait sur quelques mètres, abritant les appartements des officiers. Il était cependant bien moins imposant que celui des cinq autres caraques de la flotte. Rodrigue disait que La Foudroyante y gagnait en maniabilité.

« Rodrigue ?

— Entre ! » s'exclama l'autre.

Dimitri poussa la petite porte et s'engagea dans l'intérieur confiné de l'amiral. Ses quartiers étaient pour le moins spartiates. Ils s'étendaient jusqu'à la poupe, où une dizaine de petites fenêtres troubles s'ouvraient sur le port. Illuminés par plusieurs lampes à huile, ils demeuraient néanmoins sombres, bordés d'armoires encastrées dans les parois, le plafond bas, et dégageaient une odeur de poussière humide. Une grande table fixée au sol occupait le centre de la pièce, parfaitement vide, et Rodrigue y déployait ses cartes lorsqu'il naviguait. Dans un coin, la couchette était masquée par deux rideaux fermés, et des banquettes défoncées tapissaient l'espace devant les fenêtres. Le tout était à la fois exigu et dénudé, comme si l'amiral avait profité de son retour à terre pour faire un grand nettoyage par le vide. Sans doute avait-il emporté la plupart de ses documents au château, histoire de pouvoir y travailler à son aise. Le général ressentait une vague impression de claustrophobie, mais il imaginait qu'après des heures passées sur le pont face à l'immensité de l'océan, un peu de confinement devait être salvateur.

« Tu voulais me voir... » demanda Dimitri en se débarrassant de son manteau, encore peu habitué à la pénombre.

Rodrigue se leva et prit la cape de son visiteur.

« Moi ? Non. C'est toi qui voulais la voir, non ? » dit-il en désignant Hélène, qui était assise dans un coin.

Dimitri eut un sursaut d'étonnement.

« Vous avez... fait vite... murmura-t-il.

— Mon général. » fit-elle.

Le général jeta un regard à son amiral.

« Hélène. Je voulais vous voir.... parce que je voudrais que vous vous réoccupiez d'Harfang.

— Mais vous avez dit que...

— Je vais parler à la reine et elle comprendra mon point de vue, étant donné... le changement dans nos rapports. » dit-il.

Rodrigue tiqua mais ne dit rien.

FissuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant