27. L'intrus

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Très court aujourd'hui, très long demain... 

***

Ibsen et Hélène s'étaient levés tôt et avaient décidé d'aller se promener dans Shallow, espérant y retrouver certaines sensations du Havre, dont un peu de sérénité. Ils avaient arpenté des petits sentiers tout juste visibles, trouvé un ruisseau qu'ils avaient remonté, lorgnant l'onde à la recherche d'écrevisses, avant qu'Hélène ne décrète qu'elle allait ramasser des fruits sauvages. Ibsen se porta volontaire pour les champignons et ils se séparèrent dans les sous-bois, liés par une sorte de défi tacite, à celui qui ramènerait le plus de victuailles. Ils n'avaient pas reparlé de la soirée précédente, ni de leurs retrouvailles, ni de Galaad.

Ibsen semblait en veine car la première clairière où il déboucha était particulièrement riche en champignons et le jeune homme sourit à l'idée de la fricassée qu'ils allaient pouvoir se préparer pour le déjeuner. La douleur qu'il avait ressentie dans la poitrine au lever s'était doucement atténuée et c'est tout juste s'il était encore conscient d'une légère gêne lorsqu'il se penchait. Finalement, retrouver les bois n'était pas si mal, même si l'imminence de l'hiver l'inquiétait grandement. Il n'imaginait pas pouvoir vivre sous tente pendant les grands froids. Déjà la pluie réveillait un mal des os lancinant, alors la neige et le gel... C'était difficile à imaginer. Mais il n'était pas encore temps de trembler. Au pire, il proposerait à Hélène de quitter les Trenans pour gagner un village isolé où ils pourraient se barricader pour les quelques mois à venir. L'exil était aussi moins difficile car il avait eu le temps de bourrer le chariot de multiples trouvailles, de quoi le garder occupé pour des semaines entières d'étude, et depuis son arrivée, c'est tout juste s'il avait eu le temps d'entrouvrir un ouvrage pour y voler quelques mots, une belle phrase, une idée. De surcroît, découvrant Shallow toute brunie par les doigts de l'automne, il avait ressenti une titillation familière dans un recoin de son crâne : l'inspiration était en train de revenir, une inspiration exigeante et jalouse, qui lui commanderait bientôt de tout lâcher pour écrire. Il attendait cet instant avec impatience. Bientôt...

Soudain, il eut conscience de ne plus être seul parmi les chanterelles et les cèpes, et leva la tête pour accueillir le nouveau venu. Loin d'être, comme il s'y attendait, un homme de Kursha Tren, l'individu qui le regardait était manifestement de noble extraction. Ses vêtements bleus, nets et bien coupés, détonnaient dans le sous-bois rustique de la grande forêt. On aurait pu le croire tout juste descendu d'un carrosse, mais il n'y en avait nulle trace. L'inconnu ne souriait pas, se contenant de le regarder d'un air curieux. Blond aux yeux très clairs, il exsudait une sorte de condescendance, renforcée par son aspect décalé. Puis il finit par sourire, un sourire qui glaça le jeune musicien, sans qu'il puisse se l'expliquer.

« Bien le bonjour, messire. » dit finalement Ibsen, circonspect.

L'autre ne répondit rien. Appuyé à un tronc, une jambe croisée devant l'autre, il semblait juste amusé du spectacle. Ibsen nota qu'il n'était pas armé, mais il savait que bien des hommes n'en ont pas besoin pour être extrêmement dangereux.

« Je cherche Hélène. » finit par dire l'inconnu, simplement, avec un accent étranger, original.

Ibsen se raidit. S'agissait-il d'un de ces assassins envoyés par la reine Elijah ? Comment avait-il fait pour retrouver leur trace aussi rapidement ? Il jura intérieurement en songeant à la couleur tape-à-l'oeil de la carriole de Caméléon qu'il avait baladée dans la campagne toute la journée précédente. L'inconnu quitta son arbre et avança dans la clairière, évitant les champignons sur le sol sans même regarder où il posait les pieds.

« Je ne vois pas de qui... commença Ibsen.

— Oh bon dieu, ça ne sert à rien de me mentir, mon garçon. » fit l'autre, d'une voix lasse.

Ibsen recula d'un pas alors que son interlocuteur s'arrêtait à quelques mètres de lui. Il aurait été incapable de lui donner un âge. Il semblait à la fois à peine sorti de l'adolescence et en même temps beaucoup plus âgé. Ce trait, Ibsen ne l'avait jamais contemplé que sur un seul autre visage auparavant, et il eut un grand frisson.

« Tu as les yeux de ta mère. Elle avait de beaux yeux, Méroë. Quel dommage qu'elle nous ait déjà quittés... Mais toutes les vies prennent fin, n'est-ce pas ?

— Qui... qui êtes-vous ? murmura Ibsen, sentant une émotion naître en lui, une émotion qu'il n'était pas prêt à révéler devant cet homme.

— Comment va la santé ? continua l'autre, avec une sollicitude feinte. Pas génial, j'imagine. Mais je lui avais dit, à cette idiote...

— Je vous interdis... gronda Ibsen.

— Que vas-tu m'interdire ? De dire du mal de ta maman ? Je la connais bien mieux que toi, mon garçon. Enfin, je la connaissais. Paix à son âme. »

L'homme n'avait pas l'air affligé le moins du monde.

« Je sais qui vous êtes, vous êtes Derwenn. »

L'autre haussa un sourcil et son sourire s'élargit.

« Mon Dieu ! Le petit magicien connaît mon nom ! Vais-je périr ? déclama-t-il avec une emphase ridicule. Mais j'imagine qu'elle t'a aussi parlé de ce dont je suis capable. Alors ne pavoise pas. En réalité, je n'ai que faire de toi, et je me doute que la petite Hélène ne doit pas être loin... Tu m'excuseras. J'ai des choses à faire. »

La glace s'était peu à peu immiscée dans sa voix et Ibsen frissonna à nouveau, alors que Derwenn faisait volte-face et se dirigeait vers la rivière. Le jeune homme le regarda bouger, puis réalisa avec horreur qu'il n'avait pas la moindre idée de comment agir pour l'empêcher de partir.

« Je vous interdis d'aller plus loin ! »

Derwenn se retourna et le regarda avec des yeux mauvais.

« Tu as l'air de bien aimer m'interdire. Pour l'instant, je n'ai pas encore noté d'action. Evidemment, qu'est-ce qu'un infirme comme toi pourrait bien faire pour m'interdire ? Me lancer un caillou ? »

L'étranger revint vers Ibsen.

« Ou un sortilège, peut-être ? Malheureusement, je suis autrement plus doué que toi à ce petit jeu-là aussi. Alors peut-être que pour t'épargner l'humiliation... »

Ibsen eut juste le temps de voir Derwenn écarter les mains d'un geste brusque, avant de ressentir une douleur aiguë dans le plexus solaire et sombrer dans la nuit.

FissuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant