130. Toutes les routes reviennent à Gérébra

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Dimitri et Jack avaient quitté Kursha Tren au milieu de la nuit. Le temps avait filé sans crier gare et l'assaut était déjà prévu pour deux jours plus tard. Si vite. Si proche. Tout cela semblait encore irréel. Retrouver les murs de Gérébra. La décade passée à Kursha Tren semblait constituer une simple parenthèse dans cette course en avant.

Les deux cavaliers fendaient l'obscurité, assurés, l'étalon roux de Dimitri calquant sa trajectoire sur la croupe blanche de Fantôme, qui connaissait Shallow par cœur. Chaque racine, chaque tranchée, le plus petit rocher. Galoper dans les sous-bois, en pleine nuit, était un exercice dangereux mais Jack y était rompu, c'est pourquoi il avait proposé à Dimitri de l'accompagner jusqu'à l'entrée du souterrain indiqué sur la carte de Mikah. Le général s'attendait à moitié à trouver une escouade de Bénétnashiens dans les replis du tunnel, mais curieusement, il était presque impatient de tester le tranchant de sa nouvelle épée sur l'armure de l'envahisseur. Une fois rendus, le bandit ramènerait le cheval à Kursha Tren, et Dimitri continuerait à pied dans les ténèbres.

Le rythme effréné de leur cavalcade ne leur permettait pas d'échanger, et chacun des deux hommes était plongé dans ses propres pensées. Dimitri devinait que Jack était impatient de monter au front. Il avait toujours été exalté avant la bataille, c'était un homme de guerre ravi et sans arrière-pensée. S'il n'avait eu ce tempérament impétueux, il aurait pu faire un bon chef des armées. Mais Bran n'en aurait pas voulu, de toute façon. Il aurait fallu que Dimitri se tue ou se mutile pour qu'il change ses plans.

J'aurais pu le faire, songeait le général, en galopant sous le couvert de la forêt.

Et pourtant... La transe l'avait toujours pris au bon moment, le privant de son libre-arbitre, pour l'arracher au réel, à la contemplation de ce dont il était capable. En même temps, il n'en était que trop conscient.

Dans un grand craquement, ils franchirent l'orée du bois et le tonnerre des sabots se perdit dans l'élasticité de la prairie. Le soleil nimbait déjà la campagne de ses premiers rayons, violents, rasant les plaines immenses qui s'étendaient vers l'est. Ils ralentirent comme ils atteignaient les rives de la Keflà. Une série de ponts la franchissaient à intervalles irréguliers, mais comme elle était gelée, les deux hommes avaient décidé de la traverser à l'écart, minimisant leurs risques de faire de mauvaises rencontres.

Large d'une cinquantaine de pieds, la rivière s'étendait sous le niveau du sol, et ils y firent descendre les chevaux avec précaution. Le claquement des fers sur la glace résonna dans les ténèbres grises, et l'étalon roux dérapa une fois, avant de se reprendre. Puis ils grimpèrent de l'autre côté et reprirent leur cadence infernale. La neige s'élevait en cristaux blancs dans leur sillage, et Dimitri monta à la hauteur de Jack pour ne pas être aveuglé. Il se mit à pleuvoir, un petit crachin glaçant qui détrempa cavaliers et montures en quelques secondes. Mais le général ne fut pas réellement surpris de constater que Jack était joyeux comme s'il s'agissait d'une bruine estivale.

Soudain, le moulin apparut sur une petite colline, vestige démantibulé d'une activité agricole qui s'était déplacée. Tandis qu'ils se rapprochaient, Dimitri se félicitait du tempérament de ses plus fidèles alliés. Deux jours plus tôt, quand Rodrigue était parti, le général avait craint des adieux difficiles, mais l'optimisme de l'amiral l'avait empêché d'avoir des pensées noires, et ils s'étaient simplement dit au revoir, décidés à se retrouver de l'autre côté de la muraille. Jack était plus sanguin et donc plus sentimental, mais il débordait d'enthousiasme. Les choses se passeraient en douceur en dépit du risque de ne pas se revoir.

Il songea qu'ils s'étaient quittés plus d'une fois à l'aube de la bataille, sans jamais sourciller, alors que bien souvent les choses avaient été incertaines. Pourquoi tant de fébrilité cette fois ? Etait-ce bon ou mauvais signe ?

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