133. Le discours critique

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Le lendemain soir, la pluie était toujours aussi dense, mais le temps maussade n'avait pas découragé les Gérébrans. En les regardant entrer dans le chantier, arrivant par petites grappes, des mille et une rues obscures de la cité, se jouant des patrouilles bénétnashiennes, le général s'était senti réchauffé par leur détermination. L'averse n'avait chassé que ceux qui n'avaient pas grand chose à faire dehors : marcher en rondes monotones à la recherche d'éventuels resquilleurs, bravant le couvre-feu pour le plaisir de se faire tremper. 

Mais il en venait encore et encore. Par dizaines, par centaines, le général avait perdu le compte et c'était une bonne chose. Evidemment, les gens étaient présents, mais cela ne voulait rien dire : ils pouvaient s'en repartir de la même manière, déçus ou résignés. Mais Galaad avait marqué son premier point : il avait réussi à les déplacer, en dépit de la menace. 

A tout moment, les Bénétnashiens pouvaient leur tomber dessus et c'en serait fini. Et les services de Mikah devaient savoir, bien sûr. Comment ne pas repérer des centaines de gens qui se déplacent dans les ténèbres ? Des centaines de gens parmi lesquels certains étaient évidemment des espions eux-mêmes. 

Dimitri s'était toujours demandé combien d'hommes Mikah avait. Parfois, il les imaginait plus nombreux que les soldats de son armée. Pourtant, les services secrets ne coûtaient pas grand chose, comme si la plupart des agents étaient bénévoles. Cela semblait dément. Mais leur destin reposait entre ses mains, cette fois. Soit il était de leur côté, et ils auraient une chance de soulever le peuple, soit il les avait manipulés depuis le début et ce serait la chute.

Assise dans un coin de l'énorme hangar, Hélène regardait le plafond. C'était la pièce la plus grande qu'elle ait jamais vue, assez grande pour y faire entrer une caraque démâtée, avec encore suffisamment d'espace autour pour que les charpentiers, menuisiers et autres ingénieurs se déplacent dans son ombre. 

Mais le hangar était vide : les caraques étaient restées dans le port, leurs coques protégées à même la glace. Vide de bateaux, mais pas vide de monde : des centaines de Gérébrans s'étaient déplacés à l'appel de Galaad pour assister à cette réunion. 

La technique était étrange : pourquoi rassembler tant de monde, c'était incroyablement dangereux. Si les Bénétnashiens venaient, ils les coinceraient tous en une fois. Il aurait mieux fallu rassembler une poignée de leaders et leur demander de répercuter des instructions de proche en proche, jusqu'aux activistes les plus anonymes. 

Mais Galaad avait soulevé une objection de taille: les Gérébrans ne bougeraient pas s'ils ne trouvaient pas une motivation profonde à leur action, et selon lui, la motivation ne viendrait que s'ils parvenaient à se frayer un chemin jusqu'à leurs tripes. Et leurs tripes n'écouteraient pas la rumeur. Elles avaient besoin de voir et d'entendre la foi irréductible de personnalités qui les marqueraient. 

Il ne resterait plus qu'à espérer que les Bénétnashiens n'interviendraient pas. Curieusement, ou peut-être pas, Hélène avait plus que jamais confiance en Mikah.

Quand Ibsen lui avait annoncé que la reconquête aurait lieu le surlendemain, Hélène n'y avait d'abord pas cru. Puis elle était descendue dans la salle à manger et avait vu le général. 

Ensuite, l'après-midi avait été un savant jeu de cache-cache pour éviter de se retrouver en sa présence. Ses yeux la brûlaient où qu'elle soit. Mais il n'avait pas cherché à la coincer, et le jour suivant, il avait été pratiquement invisible, affairé à des préparatifs stratégiques auxquels on ne l'avait pas conviée. 

Plus tard, les habitants des Sangliers s'étaient rendus au hangar en petits groupes dispersés, et Hélène l'avait rallié avec Ibsen, calquant son pas sur celui, un peu las, de son ami. A présent, ils étaient installés sur deux tonneaux, sans doute quelques uns des rares sièges disponibles dans le hangar, tandis que les Gérébrans arrivaient en flots ininterrompus. La plupart étaient armés, comme Galaad le leur avait demandé. Des couteaux et des pelles contre des épées. Hélène était sceptique mais elle voulait y croire.

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