11. Un autre cheval

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Une semaine plus tard, Hélène marchait dans la campagne à l'est de la capitale, les mains dans les poches. Debout au milieu du pré fleuri, un petit cheval dressa les oreilles alors que la jeune fille s'approchait de lui. Un peu plus de quatre pieds au garrot, râblé, il avait l'encolure forte d'un jeune taureau. Ses yeux jaunes, circonspects, rappelaient ceux d'une chouette, ronds et inquisiteurs, franchement inquiétants. Contrastant, sa robe bigarrée blanche et grise avait des airs de fête, poney de cirque égaré parmi les montures fringantes de l'armée gérébranne, qui paissaient autour de lui. Le licol sur l'épaule, Hélène prit le temps de contempler la créature et essaya de deviner son tempérament. Méfiant. Presque hostile. Incroyablement courageux. Malgré son apparence étrange et sa petite taille, c'était un destrier endurci, téméraire, appliqué. 

Il en fallait bien sûr plus pour effrayer la jeune femme. Elle s'accroupit dans l'herbe et il vint à elle, d'un pas tranquille, au milieu des chardons et des coquelicots. Une main posée sur son chanfrein bombé scella leur entente. Ni geste, ni parole n'avaient été nécessaires. D'un mouvement souple, elle passa le licol autour de sa tête lourde, et ils cheminèrent vers la sortie du pâturage, tranquilles, goûtant au soleil timide qui se levait derrière les montagnes. Hélène s'arrêta un instant et s'étira dans l'air frais, puis cueillit une fleur des champs. Finalement, arpenter les prairies était plus agréable que d'empiler la paille dans l'atmosphère viciée de l'écurie. Le ciel lui avait manqué.

Non loin, l'astre diurne colorait les remparts de Gérébra d'une lumière chaleureuse. A cet instant, Hélène aurait tout donné pour rester dans ce champ, profiter de l'automne en pleine nature, appuyée contre un petit cheval inconnu. Et pourquoi ne pas galoper dans les grandes herbes ? Il faudrait qu'elle songe à dérouiller le Ténébreux avant l'hiver. Elle soupira.

« Tu veux une marguerite ? »

Il renifla la fleur de ses naseaux frémissants, puis renâcla avec bruit.

« On fait mieux comme casse-croûte, tu as raison. »

La jeune femme et le poney reprirent leur route vers la barrière où les attendait l'amiral Bryne, instigateur de cette petite sortie. Depuis qu'il l'avait engagée, elle ne l'avait vu que deux fois, brièvement, et malgré les commentaires désobligeants de Galaad, il avait l'air d'un bon gars, toujours poli et souriant, prévenant même. Ibsen lui avait cependant dit de se méfier : les nobles dans son genre avaient tendance à penser que culbuter les paysannes était une occupation respectable, garantie par leur titre. Hélène avait fait la grimace, mais elle avait retenu le conseil. Aussi quand aux petites heures, il s'était présenté aux écuries pour la quérir, elle avait eu un instant de panique. Ils avaient quitté la ville à cheval pour gagner la plaine et les premières fermes qui la constellaient. Là, il lui avait simplement demandé d'aller chercher un cheval au pré.

Tout ça pour ça, songeait Hélène, c'est quand même étrange...

L'amiral n'était plus seul, il avait été rejoint par un autre homme, de la même taille et de la même prestance que lui, vêtu d'un uniforme bleu. Avant même de pouvoir le distinguer clairement, Hélène sentit son pouls s'accélérer et la sueur naître entre ses omoplates. Le petit destrier dressa les oreilles et hennit, une sorte de cri guttural qui n'avait rien d'équin, et accéléra le pas. Lorsqu'enfin, elle reconnut l'interlocuteur de l'amiral, Hélène manqua s'arrêter et partir en courant. Mais elle prit une profonde inspiration, essuya une main moite sur la toile de son pantalon brun et continua son chemin, faussement détachée, emportée par l'enthousiasme du poney qu'elle conduisait. Elle fut bientôt à portée de leurs voix.

« Je te l'avais dit, disait l'amiral Bryne, exultant.

— C'était un risque stupide, Rodrigue. » gronda l'autre, de mauvaise humeur.

Il avait une voix claire et Hélène devina qu'elle portait. Son ton, son maintien, la manière dont il s'adressait à l'amiral, tout dénotait son rang élevé. Elle se força à ne pas le dévisager, retrouver ses yeux noisette dans lesquels dansait une petite flamme vivace, la courbe de son menton, ses lèvres fines et l'arc de ses sourcils froncés. Elle gagna la barrière et l'amiral s'effaça pour la laisser sortir. Le petit cheval frotta sa lourde tête contre elle avant de pousser un nouveau cri et de se tourner vers le nouveau venu.

Une bonne trentaine, songea Hélène en fixant la garde de son épée.

« Vous pouvez donner son cheval au général de Molwen, Hélène.

— Bien sûr... » balbutia-t-elle, tendant la corde du licol au général.

Comment peut-on devenir général si jeune, se dit-elle, en croisant brièvement son regard.

Il avait l'air méfiant mais ne dit rien. Quelque chose qui lui échappait se tramait entre les deux hommes. L'amiral Bryne rayonnait tandis que le général de Molwen paraissait plus contrarié à chaque seconde.

« Je dois avouer que je ne te comprends pas. Tu sais ce que je vais te demander, à présent. » dit le général, s'adressant à son collègue.

Ses cheveux châtains prenaient des reflets roux dans la lumière solaire, et Hélène se tourna vers le poney, pour s'empêcher de le regarder. Ecouter sa voix était suffisant, bien qu'elle comprenne un peu mieux ce que voulait dire Galaad quand il parlait du mépris qu'avaient les puissants pour les petites gens. Deux seigneurs et une palefrenière, c'était comme si elle n'existait plus.

« Oui, et je suis d'accord. Je ne t'aurais pas fait venir, sinon. » répondit l'amiral avec aplomb.

Objectivement, le marin était plus beau, il était si flamboyant, ses yeux bleus pétillants, ce visage ouvert, à la fois mutin et éternellement amical. Bien sûr, il avait l'air un peu prétentieux, condescendant, trop conscient de sa personne, et il n'avait pas le charme étrange, un peu brutal, du général.

« Je sais que tu en as besoin, et honnêtement, la marine n'a pas l'utilité de ce type de talents. Je trouverai facilement quelqu'un d'autre pour la remplacer. » continua l'amiral.

Le général se tourna vers Hélène, qui se sentit rougir malgré elle.

« Vous savez monter à cheval ? demanda-t-il.

— Oui, mon général, répondit-elle d'une petite voix.

— Vous pourriez... »

Il eut une hésitation et jeta un regard à l'amiral qui sourit simplement et hocha la tête.

« Vous pourriez me montrer ? »

Hélène jeta un oeil au poney qui broutait les herbes hautes du talus, désormais indifférent à la conversation des hommes.

« Sur ce cheval ? demanda-t-elle.

— Sur mon cheval, oui. Mais vous avez peut-être besoin d'une bride ?

— Oh non, ça ira comme ça. » répondit-elle, soudain plus sûre d'elle, et elle grimpa lestement sur le petit étalon.

Ce dernier leva la tête et s'ébroua, puis se mit en mouvement, répondant docilement aux injonctions de sa cavalière. Après quelques secondes au pas, Hélène claqua deux fois de la langue et mit le destrier au galop. Petit mais rapide, le cheval bariolé déboula sur le chemin de terre, soulevant la poussière, et Hélène, bien que grisée, ferma les yeux et se mit à tousser. Elle l'arrêta aisément au bout de quelques secondes et ils revinrent au petit trot auprès des officiers. Le général de Molwen était toujours impassible, même si ses bras croisés dénotaient une certaine tension. L'amiral exsudait la plus totale satisfaction.

« Alors ? » demanda-t-il à son compagnon.

Ils échangèrent juste un regard.

« Vous pouvez mettre pied à terre, mademoiselle. » dit le général.

Hélène sauta au sol, non sans avoir amicalement flatté l'encolure du destrier qui piaffait à présent d'excitation. Elle lui murmura quelques mots apaisants, puis à nouveau, tendit sa longe au général. Le poney vint docilement vers son propriétaire et s'appuya contre lui de manière peu cérémonieuse, ce qui ne sembla pas importuner le militaire.

« Mademoiselle, je voudrais vous demander de travailler pour moi plutôt que pour l'amiral Bryne. » dit alors le général, de but en blanc.

Hélène se figea et chercha quelque chose à répondre, mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge, alors que le général la dévisageait sans sourciller.

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