20. Kursha Tren (partie 1)

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A l'aube, Hélène s'éveilla en ne se souvenant plus exactement où elle était et de ce qui l'avait menée jusque là. Puis, par bribes, la fuite de la nuit lui revint, dans toute sa précipitation, dans toute son absurdité. Au-delà, la première chose qui la frappa fut l'absence d'Ibsen. Cette simple pensée souleva en elle une bouffée d'angoisse qu'elle ne put réprimer qu'en fermant les yeux et tirant la couverture de sa couche de fortune au-dessus de sa tête. Impossible de se souvenir de la dernière fois qu'elle s'était éveillée loin de lui. Etait-ce seulement jamais arrivé ? Il y avait eu les nuits où il était malade, où Méroë lui avait interdit de s'approcher, sous menace de contagion, mais elle avait toujours su où le trouver, et comment déjouer la surveillance de la matriarche quand elle avait quelque chose d'inouï à lui raconter ou de fascinant à lui montrer... Aujourd'hui, elle ignorait où il se trouvait, ce qu'il faisait, à quoi il pensait. La déchirure était vive, plus vive qu'elle ne l'aurait pensé, soulignant encore davantage l'inanité de ses projets de fuite. Tant qu'il se plairait à Gérébra, elle devrait trouver un moyen d'y rester. Elle venait d'en être chassée, mais la situation lui semblait irréelle, probablement due à une méprise, elle ne pouvait pas penser que la chose soit définitive. 

La curiosité et l'espoir que de nouvelles informations soient arrivées la mirent finalement debout : Cymbeline avait promis d'en envoyer. Elle retrouva ses vêtements au pied du lit, les enfila, contemplant distraitement la petite cellule qui lui avait été allouée. Il s'agissait en fait d'une alcôve à l'intérieur d'une tente plus vaste, séparée du reste de l'espace par une toile tirée entre deux poteaux. Au dehors, les oiseaux chantaient. Hélène se rafraîchit dans un bassin qui trônait sur une table basse, frissonnant au contact de l'eau glacée, puis sortit. L'aube était grise. Protégée par sa cape de laine, elle déambula, pieds nus dans le givre, découvrant le campement dans la lueur trouble du petit matin. Il était encore plus grand qu'elle ne l'avait imaginé. Bâches, tentes, foyers, oriflammes, chevaux parsemaient la clairière endormie. Peut-être un campement militaire, même si aucune des personnes qu'elle aperçut ne portait d'uniforme.

Sont-ce là les Bénétnashiens dont on parle tant ? s'interrogea Hélène.

Mais les Bénétnashiens avaient la réputation d'être un peuple taciturne et rigide, or le camp respirait une certaine douceur de vivre, un désordre tranquille, comme une foire commerciale ou un bivouac de nomades. Elle devinait le foisonnement d'activités qui animerait les lieux dès que le soleil serait levé. Le rideau d'arbres qui séparait le campement des marais était peu épais, au plus dix troncs de profondeur, mais le sous-bois de ronces, de genêts et de fougères était dense, pratiquement impénétrable pour celui qui n'en connaissait pas les passages. Un groupe d'enfants passa en courant devant elle, suivis par une femme qui avait l'air de méchante humeur ; aucun ne se retourna sur elle. Vers le sud, six grandes tentes hexagonales, dont celle qu'elle venait de quitter, semblaient servir de dortoir, au vu des mines ensommeillées qui s'en échappaient régulièrement. Juste à l'est de celles-ci s'étendait le corral où s'égayaient une petite centaine de chevaux de toutes les couleurs, encore bien calmes à cette heure matinale. Devant l'enclos, une esplanade dégagée accueillait quelques structures en bois, apparemment construites avec les moyens du bord, qui créaient un dédale de stalles ouvertes, et les petites tentes rondes ça et là étaient probablement les selleries de fortune. Au milieu de l'étrange rassemblement, trônait une petite butte ornée de vestiges antiques, un groupe d'une douzaine de pierres levées, sculptées de bas-reliefs alambiqués, représentants humanoïdes et créatures étranges. Hélène ne se souvenait pas avoir vu pareil site pendant son voyage depuis le Havre et s'approcha, curieuse, des mégalithes. A gauche de la butte, elle aperçut alors de grandes tables de bois, suffisamment pour asseoir deux ou trois cents personnes, autour desquelles étaient attroupés les plus matinaux, visiblement en train de petit-déjeuner. 

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