18. La grimace de la crémière

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Harfang et Hélène avaient désormais leurs habitudes. La campagne qui s'étendait à l'ouest de la cité, traversée par le delta de la Keflà, comportait suffisamment de variété pour constituer le théâtre opportun de leurs sessions quotidiennes. Harfang semblait infatigable et ne reculait devant rien. Docile mais enthousiaste, il galopait avec ardeur d'obstacle en obstacle, ne rechignant ni devant le tronc, ni devant la rivière. Sa cavalière le sentait volontaire, prêt à relever les défis présentés par le paysage, s'adaptant aux tourbières et aux sols rocailleux, aux broussailles jaunies, à l'herbe rase, au sable alluvial en bordure de la mer, aux sous-bois piégés de racines. En fin de matinée, Harfang aimait prendre le mors aux dents, débouler comme le vent frais dans les prairies sauvages, grisant sa palefrenière, l'air froid sifflant à leurs oreilles, alors que ses sabots soulevaient des mottes d'herbe dans un roulement de tonnerre. Hélène se laissait alors emporter, filant comme un oiseau, en dépit de la boue qui la constellait un peu plus à chaque foulée. Le général de Molwen s'inquiétait à tort : son destrier était au faîte de ses capacités, boule de muscles volontaire, répondant à une simple pression des talons, au plus léger mouvement des rênes. Ce matin-là, au bout de trois heures de monte intensive, Hélène craqua la première, comme toujours, le dos moulu, les jambes recrues, et ramena Harfang vers Gérébra.

La jeune femme n'était pas pressée de rentrer. Ibsen voulait rester, soit. Elle aurait pu profiter de sa monture pour filer par monts et par vaux, droit vers l'horizon, ailleurs, loin des turpitudes qui s'étaient accumulées si facilement, si rapidement, depuis son arrivée. Galaad l'avait mise à la porte et elle n'avait pas vu le général depuis deux jours. A fricoter avec deux univers, elle n'appartenait finalement à aucun. Cela dit, la perspective de retrouver une certaine tranquillité avait son intérêt. Panser les chevaux pendant la journée, écouter Ibsen le soir. La vie au Havre n'avait pas été si différente. Seule l'insouciance avait disparu. Elle caressa l'épaule d'Harfang du bout des doigts. Voler son destrier au général de Molwen était en tout cas une mauvaise idée. Il avait l'air de tenir à son cheval et s'il semblait accepter un peu d'insubordination, voire une franche indiscrétion, elle était sûre qu'il la pourchasserait à travers tout le pays si elle venait à prendre la clef des champs avec son destrier. De toute façon, Harfang aussi semblait apprécier son maître. Décevoir le général était une chose, trahir la créature en était une autre.

Elle passa sous l'arche de la porte Ouest, toujours perdue dans ses pensées, notant à peine la mine toujours stupéfaite des gardes qui la voyaient pourtant cheminer depuis quelques jours. L'étalon savait où ils allaient, elle se contenta donc de le laisser trouver la route. Autour d'eux, les passants s'écartaient, tous conscients d'assister à une scène encore insolite, tous détaillants cette petite demoiselle perchée sur l'infâme destrier du général de Molwen. Si l'officier se moquait de la publicité, Hélène était pour le moins gênée par la petite réputation qu'elle était en train de se faire : elle n'avait pas particulièrement envie de devenir célèbre. Sans doute les gens se lasseraient-ils. Cela dit, elle commençait à comprendre pourquoi Galaad ne voulait pas être associé à elle. La meilleure solution était sans doute de seller le Ténébreux dès l'aube et de filer droit devant.

Lorsqu'elle se glissa dans la cour des écuries royales, le général était là. Il la salua d'un mouvement de tête et saisit la bride de Harfang pendant qu'elle mettait pied à terre. Ensuite, il l'entraîna vers sa stalle, Hélène sur les talons. C'était à se demander qui était le palefrenier.

« Général, je vais m'en occuper... souffla Hélène en calquant son pas sur le sien.

— Vous l'avez bien crevé, cette fois.

— Heu, je... j'ai fait comme vous me l'aviez demandé.

— Et bien fait. »

Il ouvrit la porte de la stalle et y poussa le cheval avant de s'y glisser. D'un geste, il invita Hélène à les rejoindre.

« Occupez-vous de la bride, dit-il en se penchant pour dégager la sangle. Vous avez réfléchi à notre discussion de l'autre jour ? »

Elle grimaça en débouclant la muserolle.

« Le Lièvre Sombre ne veut pas vous rencontrer. » lâcha-t-elle.

Le général se redressa brusquement et la dévisagea par dessus le dos de Harfang, d'un air visiblement stupéfait.

« Vous connaissez le Lièvre Sombre ? » murmura-t-il alors.

Hélène écarquilla les yeux et sentit la chaleur lui monter aux joues.

« Heu... Vous... vous le saviez déjà... » balbutia-t-elle.

Le général de Molwen alla jusqu'à la porte de la stalle et jeta un regard au dehors, avant d'en rabattre la partie supérieure, qu'il verrouilla, les laissant l'un et l'autre dans la pénombre. Hélène s'appuya à Harfang, espérant pouvoir garder le cheval entre elle et son supérieur.

« Comment aurais-je pu... C'est lui qui vous a envoyée travailler pour moi ? demanda-t-il.

— C'est vous qui m'avez demandé de m'occuper de votre cheval !

— Mais il est au courant.

— Je suis désolée, je pensais que vous saviez... »

Elle l'entendit se déplacer.

« Je suis vraiment doué pour m'entourer. » lâcha-t-il d'une voix où pointait une trace d'amertume.

Elle entendit qu'il claquait du plat de la main sur la croupe du cheval.

« Et toi, espèce de traître, tu m'as laissé faire. »

Hélène eut un frisson. Si elle pouvait gagner la porte, peut-être parviendrait-elle à s'enfuir, si seulement le loquet n'était pas mis.

« Mais finalement, c'est une aubaine. Je sais que vous n'êtes pas des Griffons Pourpres, c'est déjà ça de pris.

— Les Griffons Pourpres ?

— Vous ne connaissez pas les Griffons Pourpres, et croyez-moi, c'est mieux comme ça. Pensez-vous que le Lièvre Sombre pourrait changer d'avis ? Lui remettriez-vous un courrier pour moi ?

— Je... je ne sais pas, il était... Je... je peux toujours essayer...

— Avant ça, je voudrais que vous me disiez quelque chose. Ai-je raison de vous faire confiance cette fois-ci ? »

Harfang renâcla avec bruit.

« Je ne t'ai rien demandé, à toi.

— Je n'en sais rien. Je... Et moi ? murmura la jeune femme, prise au dépourvu par la franchise de la question.

— Et vous ?

— Puis-je vous faire confiance, moi ?

— Bonne question. »

Elle l'entendit se déplacer, et sa silhouette passa devant la petite lucarne.

« Je pense que oui. En vous remettant un courrier pour le Lièvre Sombre, je me livre à vous. Si cette missive échoue entre les mains d'une personne mal intentionnée, je peux tomber très vite, très bas.

— Alors donnez-moi votre message de vive voix.

— Pourquoi donc ?

— Je ne donnerai votre message qu'au Lièvre Sombre, mais qui sait ce qu'il en fera... »

Un silence suivit cette déclaration, et Hélène réalisa qu'elle venait de trahir le révolutionnaire. Cependant, au fond d'elle-même, elle ne regretta rien. Après tout, il l'avait mérité.

« Très bien, reprit le général. Nous en parlerons demain, dès lors. Vous n'avez pas répondu à ma question, cependant.

— Je pense que vous pouvez me faire confiance. » murmura-t-elle.

Il rouvrit le pan supérieur de la porte, invitant la lumière, et Hélène surprit son sourire, un sourire rare, qu'elle décida de préserver pour toujours, quelque part au fond d'elle.

« Alors nous sommes d'accord, Hélène. Je compte sur vous. Demain matin. »

Et sur ces paroles, il quitta la stalle, emportant la selle de son destrier.

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