6. Déménagement

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Le lendemain à l'aurore, avant même le lever de leurs hôtes, Hélène et Ibsen quittèrent les Sangliers à pied pour se mettre en quête d'un logement plus permanent. Le vent vif du petit matin remontait les rues étroites de la cité en hululant dans les corniches, soulevant au passage des myriades de feuilles mortes délaissées par les nombreux arbres du bourg. Les deux voyageurs n'étaient pas seuls à arpenter les pavés humides : l'activité de la capitale semblait foisonner à toute heure, et de nombreux citoyens vaquaient à leurs occupations quotidiennes en dépit de la bise. Ibsen avançait d'un bon pas, ragaillardi par une nuit tranquille, tandis qu'Hélène, tout juste réveillée, maugréait en trébuchant sur les pierres disjointes. Ran leur avait indiqué trois pensions, situées dans le quartier du Chat. C'était un coin agréable, qui ne respirait ni la fange des docks ni le parfum des nobles, dédale de petites maisons mi-pierre, mi-bois. Des fleurs d'automne, camélias, asters et chrysanthèmes, ornaient les balcons et les murs se déclinaient en de multiples teintes pastel ou vives. Le quartier des artistes et des philosophes, avait dit Ran, et Ibsen s'était senti irrémédiablement tenté. Il s'immobilisa bientôt devant la façade pittoresque d'une petite maison orangée. Elle avait deux étages, les fenêtres ouvertes, les rideaux dansant dans l'air automnal. Une enseigne fraîchement repeinte révélait le nom de l'établissement : « Le Matou Astucieux ».

« C'est ici. » dit Ibsen en compulsant ses notes.

Hélène leva les yeux et contempla les croisillons de bois peint qui divisaient la façade.

« C'est joli. » fit-elle, en étouffant un bâillement.

Et ils frappèrent à la porte.

***

Une heure plus tard, Caméléon attendait devant les Sangliers, attelé, prêt à reprendre la route. Le Ténébreux, attaché à ses côtés, renâclait avec bruit, comme pour mettre en garde les nuées de moucherons qu'on voyait danser dans la lumière. Galaad sortit à pas rapides de l'auberge et rejoignit Hélène sous l'arbre, les sourcils froncés.

« Je ne comprends pas pourquoi vous partez déjà. Vous êtes tous justes arrivés ! C'est à cause de l'accueil ? fit-il d'une traite.

— Nous n'allons pas très loin, dit Hélène en chargeant son sac à l'arrière du chariot.

— C'est à cause de Ran ? » demanda-t-il, toujours contrarié.

La jeune femme sourit.

« Mais non. Comme tu le dis, nous venons d'arriver. Nous allons nous installer quelque part, et comme ça, nous pourrons faire connaissance à l'ancienne. »

Il croisa les bras. Son air buté le rajeunissait de plusieurs années et Hélène songea que sous certains aspects, il n'était sans doute pas plus raisonnable qu'un adolescent.

« C'est à cause de mon combat ? » dit-il enfin, plus grave, et elle le revit, la voix vibrante, face à la foule.

Comment un si jeune homme, à peine sorti de l'enfance, pouvait-il cultiver une telle foi ? Hélène s'interrogeait sur la pauvreté de ses propres convictions, sur la simplicité d'une vie dans la clairière du Havre, où toutes ces choses qui fondaient le monde réel n'avaient pas cours. Les puissants et les opprimés. La faim, la mort, la maladie. Elle n'y avait même jamais songé avant de le rencontrer.

« Non. Pas du tout. Mais nous devons... nous devons reprendre notre souffle, Ibsen et moi. Nous sommes sur la route depuis des semaines et nous n'avons pas encore eu la possibilité de nous reposer, simplement. Nous avons besoin d'un peu de temps. Nous reviendrons quand nous serons prêts. »

Galaad haussa un sourcil sceptique.

« Ran avait raison. Je me suis à nouveau trompé, grommela-t-il, buté.

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