140. Deus Ex Machina

33 6 39
                                    

Au sortir du hangar, les conspirateurs tombèrent sur une scène pour le moins intriguante, qui eut un effet ambigu sur leur moral. De l'autre côté de la place en étoile sur laquelle débouchait leur entrepôt, dans la pénombre grise de l'aube, ils découvrirent les corps d'un groupe de Bénétnashiens. Déjà durcis par le gel, ils étaient armés et arboraient les couleurs de l'empire. Des citadins plus audacieux rapportèrent que le bâtiment attenant était plein de cadavres, lui aussi. 

Si Dimitri et Galaad y trouvèrent un grand réconfort, réalisant qu'ils avaient des alliés dans l'ombre, la plupart des Gérébrans furent simplement choqués par la présence des cadavres, tant de corps massacrés, de la tripaille répandue dans la boue glacée, à deux pas de l'endroit où ils s'étaient réunis. Ce fut donc un sentiment confus d'effroi qui s'installa dans le cœur de la plupart. Galehaut, prompt, organisa un rapide déblaiement, et on tira toutes les victimes des heures froides à l'intérieur du hangar, plus dans un souci d'activité nécessaire, que pour une raison très claire : la neige rougie, piétinée, trahissait ce qu'il s'était produit. Cependant, l'horreur se transforma en aubaine lorsque certains se décidèrent à délester les envahisseurs de leurs armes et protections. Le ciel sombre était dégagé.

Derrière le général et le révolutionnaire, les Gérébrans se déployaient peu à peu, rejoignant les groupes d'intervention qu'ils avaient acceptés de rallier, du bout des lèvres. Peu s'étaient défilés, mais Dimitri les sentait tellement hésitants qu'il n'osait plus les regarder, de peur de réaliser combien ils étaient fragiles et de voir toute sa résolution fondre comme neige au soleil devant leur réticence. 

A sa droite, leur jetant des coups d'œil furtifs, Galaad avait des frissons. Dimitri espérait qu'ils étaient dus au froid plutôt qu'à la nervosité. Il devait croire en lui. Galaad était un Gérébran, c'était dans son ombre que se mobiliseraient les autres. S'il craquait, ils fuiraient. Ils fuiraient peut-être même s'il ne craquait pas. Il ne fallait plus y penser. 

En même temps, trouver tous ces cadavres dans la boue avait dissipé une angoisse importante : Mikah était bel et bien de leur côté. Ou du moins, une personne haut placée dans les services secrets. La porte de la citadelle serait ouverte et il irait chercher Alcyon. Même si la ville se taisait, que les portes restaient closes, que l'assaut des armées s'écrasait sur les murailles, Dimitri affronterait le Bénétnashien. Ce serait une goutte d'eau dans l'océan de la guerre, mais cela porterait un coup certain au moral de l'ennemi. Il devait réussir.

Un cri s'éleva alors de la foule, amplifié par des dizaines de voix.

Dimitri se raidit, les doigts crispés sur le manche de son épée, prêt à agir. A côté de lui, Galaad avait déjà dégainé sa rapière. Mais l'esplanade était déserte, toujours aussi terne, et les dernières volutes de brume se dissipaient peu à peu, filant dans les impasses en petits nuages cotonneux.

Une exclamation encore, et Dimitri réalisa qu'il ne s'agissait pas de peur.

Il leva les yeux.

Et le vit.

Descendant en cercles larges, les ailes bleu roi déployées sur le ciel gris, l'esprit tutélaire gérébran avait décidé de se révéler.

Dimitri sentit son cœur s'arrêter une seconde dans sa poitrine, sa gorge devenir sèche, incapable de quitter l'apparition des yeux. Une vague envie de s'enfuir à toutes jambes, aussi. Mais il ne bougea pas d'un millimètre.

L'incrédulité de la foule se traduisait en bruits étouffés, peu à peu remplacée par un silence respectueux. L'incroyable prenait corps.

Al Feratz atterrit dans la neige, souple, posant d'abord les postérieurs, puis les antérieurs. C'était une créature superbe, bleu clair, les extrémités plus sombres, crins broussailleux, yeux très noirs, pénétrants, naseaux frémissants, oreilles dressées. A peine au sol, il cabra en hennissant, brassant l'air glacé de son envergure démesurée, soulevant une myriade de flocons scintillants.

FissuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant