81. Attente, fureur et détermination

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Les appartements du général de Molwen, aussi austères soient-ils, avaient une jolie vue sur la cour du palais, Mikah put donc observer le départ du prince bénétnashien pour le front, en début d'après-midi. Alcyon n'emmenait avec lui qu'une trentaine de cavaliers, ce qui aurait pu sembler inconscient de la part d'un homme partant à la guerre, mais Mikah savait qu'Alcyon était très sûr de lui. De plus, si les barons avaient bien reçu son message, il n'y aurait finalement personne à combattre. Et si Hélène parvenait à rallier le front à temps, même le général serait loin. Alcyon passerait sans doute par la forêt, il serait donc en fin de journée, le lendemain, sur le champ de bataille. Finalement, Hélène avait bien fait d'opter pour un raccourci et avec un peu de chance, rien de fâcheux ne se produirait. Mais Mikah avait horreur de compter avec la chance.

Une fois le Bénétnashien parti, il revint vers le centre de la pièce. C'était la première fois qu'il pénétrait dans le deux-pièces qui servait de repaire au général, il n'y avait jamais été invité. Le décor était peu réjouissant, négligé, fatras d'un esprit qui ne s'encombre pas des choses matérielles, mais il y avait quelques touches personnelles qui firent sourire le chef espion, notamment la vieille armure de Bran et son étendard rouge et or. La manière dont le fils s'était placé en opposition du père était parfois comique tellement elle était franche. Son choix de couleurs n'en était qu'un exemple. Mikah savait que Bran avait toujours regretté de n'avoir pas réussi à gagner l'affection de son héritier, même s'il n'en avait jamais rien dit ouvertement.

On ne peut pas tout avoir, songea le chef espion, en regardant droit dans la visière du heaume, là où s'était tenu le grand général gérébran, pendant des années.

Il s'étira doucement, jetant un regard aux deux chevaliers bénétnashiens qui le fixaient depuis des heures, figés dans leurs armures lourdes. S'il l'avait voulu, il se serait débarrassé de ses gardes du corps en une demi-minute, sans qu'ils n'aient rien pu faire. Mais ce n'était pas utile, et il avait tout son temps. Rien ne pressait. La journée du lendemain et ses exécutions spectaculaires étaient du ressort des Griffons Pourpres, de toute façon. Il continua donc à déambuler tranquillement dans le repaire du général, observant les choses sans réellement y toucher ou y prendre garde. Rien de cela n'était utile. Il savait tout ce qu'il y avait à savoir sur Dimitri, et le général était peu susceptible de revenir occuper ses appartements dans les jours à venir. 

Au travers de cette attente interminable, le chef espion resta très calme. Il se doutait qu'on le faisait patienter à dessein, histoire de bien lui signifier qu'il avait désormais un nouveau rang, un nouveau rôle. Rien dont il ne puisse s'accommoder. A la nuit tombée, les deux hommes promis par le prince bénétnashien firent enfin leur entrée et relevèrent les chevaliers, qui eux, semblaient plus qu'excédés par la journée d'oisiveté qu'ils venaient de passer à surveiller un homme placide et presque amusé par la situation. Mikah fit poliment la connaissance de ses homologues étrangers, puis les entraîna à l'extérieur, pour leur faire découvrir les joies de l'espionnage gérébran. En partie.

***

Les révolutionnaires rentrèrent peu à peu, à la nuit noire. Ibsen les attendait avec une flambée chaleureuse et une soupe de haricots au lard, qu'il avait improvisée avec les moyens du bord. Ran arriva la première et apprécia beaucoup l'attention, elle qui songeait sans doute à se mettre aux fourneaux. Elle profita donc de ce petit congé pour mettre Ibsen au courant des derniers développements. 

Apparemment, les prisonniers seraient exécutés à l'intérieur de la forteresse, en privé. On ne savait pas exactement comment, ni ce qu'il adviendrait des corps, mais il était probable que ceux-ci soient exhibés, pour l'exemple, pour marquer les esprits. Par contre, en fin de matinée, la mise à mort du Lièvre Sombre serait publique et aurait lieu sur la place des Autours. Des miliciens étaient déjà en train de monter la potence et il s'agirait apparemment d'une pendaison. Ortwin avait réussi à glaner quelques informations auprès de ses collègues, mais pas à voir le prisonnier. Tout ce qu'il en savait, c'était qu'il avait été coincé par les services secrets royaux, qu'il était assez amoché, et qu'il correspondait bien à la description générale du Lièvre Sombre. De plus, il avait avoué son identité sans même qu'on ait eu besoin de le torturer. 

Galaad était furieux. Furieux qu'un inconnu ose prétendre qu'il était lui. Furieux que le pouvoir ait cette opportunité de mâter la colère du peuple en allant exécuter un n'importe qui en public. Ran était très inquiète quant à ses intentions, même s'il n'avait rien dit. Quand il rentra, il avait la mine tellement sombre qu'Ibsen n'osa pas s'y frotter. Galehaut, dans son ombre, ne put qu'hausser les épaules avec une grimace, et le jeune révolutionnaire disparut dans les étages pour ne plus redescendre. Galehaut finit par avouer qu'il avait également un peu de craintes quant à ce que Galaad entendait faire le lendemain, et demanda à Ran d'essayer de lui parler. 

A sa mine défaite, Ibsen comprit qu'elle redoutait cet instant plus que tout autre, le moment décisif de leur relation, peut-être, où il aurait à choisir une voie. Le jeune magicien n'en dit rien, mais il pensait les chances de la jeune aubergiste très maigres, au vu de l'impétuosité de son compagnon.

***

Hélène marchait au hasard dans la nuit. La forêt était immense, elle n'avait aucune idée d'où elle se trouvait, il faisait un froid atroce, paralysant, mortel. La Fissure semblait un refuge tout indiqué, elle entendait des Crevasses chanter, périodiquement, au fil de son périple. Un affleurement rocheux par-ci, la ruine d'une chaumière par-là, les entrées dans la substance d'entre les mondes semblaient pulluler dans les sous-bois. Pourtant, la rencontre avec les brigands avait réveillé quelque chose, une sensation viscérale, incontrôlable, et elle se sentait misérable, perdue et vulnérable, mais certainement plus en sécurité en dehors de la Fissure qu'en son sein. 

Néanmoins, elle nota que les Crevasses, toujours closes, diffusaient une sorte de chaleur, d'énergie douce, et lorsqu'elle s'y appuyait, elle retrouvait un peu de confiance, un peu de courage, et son corps transi reprenait vie. Elle chemina donc de Crevasse en Crevasse, choisissant son parcours en fonction de leur disposition, espérant gagner la lisière de la forêt tôt ou tard. 

Epuisée, elle refusait de penser à l'inévitable, à la perte de son cheval, au front qu'elle ne rallierait pas. Au général qui ne saurait pas ce qui l'attendait. Le découragement faillit lui couper les jambes, mais elle se força à avancer vers son prochain point de chute, qu'elle devinait dans les ténèbres, tant il chantait. Elle passa un dernier rideau d'arbres, déboucha dans un espace dégagé, boueux, et marcha quelques mètres, titubante, jusqu'à trouver la Crevasse, un monolithe blanc dressé à la fourche d'une route. 

FissuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant